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en état de faire, doit être presque nul pour lui. Car comme son esprit n’a pu se former des idées abstraites de régularité et de proportion, son coeur n’est point non plus susceptible des sentiments d’admiration et d’amour qui, même sans qu’on s’en aperçoive, naissent de l’application de ces idées ; il écoute uniquement le tempérament qu’il a reçu de la nature, et non le goût qu’il n’a pu acquérir, et toute femme est bonne pour lui.

Bornés au seul physique de l’amour, et assez heureux pour ignorer ces préférences qui en irritent le sentiment et en augmentent les difficultés, les hommes doivent sentir moins fréquemment et moins vivement les ardeurs du tempérament et par conséquent avoir entre eux des disputes plus rares, et moins cruelles. L’imagination, qui fait tant de ravages parmi nous, ne parle point à des coeurs sauvages ; chacun attend paisiblement l’impulsion de la nature, s’y livre sans choix, avec plus de plaisir que de fureur, et le besoin satisfait, tout le désir est éteint.

C’est donc une chose incontestable que l’amour même, ainsi que toutes les autres passions, n’a acquis que dans la société cette ardeur impétueuse qui le rend si souvent funeste aux hommes, et il est d’autant plus ridicule de représenter les sauvages comme s’entr’égorgeant sans cesse pour assouvir leur brutalité, que cette opinion est directement contraire à l’expérience, et que les Caraïbes, celui de tous les peuples existants qui jusqu’ici s’est écarté le moins de l’état de nature, sont précisément