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de cet enfant. Quelle affreuse agitation n’éprouve point ce témoin d’un événement auquel il ne prend aucun intérêt personnel ? Quelles angoisses ne souffre-t-il pas à cette vue, de ne pouvoir porter aucun secours à la mère évanouie, ni à l’enfant expirant ?

Tel est le pur mouvement de la nature, antérieur à toute réflexion : telle est la force de la pitié naturelle, que les moeurs les plus dépravées ont encore peine à détruire, puisqu’on voit tous les jours dans nos spectacles s’attendrir et pleurer aux malheurs d’un infortuné tel, qui, s’il était à la place du tyran, aggraverait encore les tourments de son ennemi ; semblable au sanguinaire Sylla, si sensible aux maux qu’il n’avait pas causés, ou à cet Alexandre de Phère qui n’osait assister à la représentation d’aucune tragédie, de peur qu’on ne le vît gémir avec Andromaque et Priam, tandis qu’il écoutait sans émotion les cris de tant de citoyens qu’on égorgeait tous les jours par ses ordres :

Mollissima corda
Humano generi dare se natura fatetur,
Quæ lacrymas dedit.. [1]

Mandeville a bien senti qu’avec toute leur morale les hommes n’eussent jamais été que des monstres, si la nature ne leur eût donné la pitié à l’appui de la raison : mais il n’a pas vu que de cette seule qualité découlent toutes les vertus sociales qu’il veut disputer aux hommes. En effet, qu’est-ce que la générosité, la clémence, l’humanité, sinon la pitié

  1. Juven, sat. XV, V. 131.