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quel motif pourrait engager l’autre à y pourvoir, ni même, en ce dernier cas, comment ils pourraient convenir entre eux des conditions. Je sais qu’on nous répète sans cesse que rien n’eût été si misérable que l’homme dans cet état ; et s’il est vrai, comme je crois l’avoir prouvé, qu’il n’eût pu qu’après bien des siècles avoir le désir et l’occasion d’en sortir, ce serait un procès à faire à la nature, et non à celui qu’elle aurait ainsi constitué. Mais, si j’entends bien ce terme de misérable, c’est un mot qui n’a aucun sens, ou qui ne signifie qu’une privation douloureuse et la souffrance du corps ou de l’âme. Or je voudrais bien qu’on m’expliquât quel peut être le genre de misère d’un être libre dont le coeur est en paix et le corps en santé. Je demande laquelle, de la vie civile ou naturelle, est la plus sujette à devenir insupportable à ceux qui en jouissent ? Nous ne voyons presque autour de nous que des gens qui se plaignent de leur existence, plusieurs même qui s’en privent autant qu’il est en eux, et la réunion des lois divine et humaine suffit à peine pour arrêter ce désordre. Je demande si jamais on a ouï dire qu’un sauvage en liberté ait seulement songé à se plaindre de la vie et à se donner la mort ? Qu’on juge donc avec moins d’orgueil de quel côté est la véritable misère. Rien au contraire n’eût été si misérable que l’homme sauvage, ébloui par des lumières, tourmenté par des passions, et raisonnant sur un état différent du sien. Ce fut par une providence très sage, que les facultés qu’il avait en puissance ne devaient se développer