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chose très-consolante et très-utile, en montrant que tous ces vices n’appartiennent pas tant à l’homme, qu’à l’homme mal gouverné[1].

Telles sont les vérités que j’ai développées, et

  1. Je remarque qu’il règne actuellement dans le monde une multitude de petites maximes qui séduisent les simples par un faux air de philosophie, et qui, outre cela, sont très-commodes pour terminer les disputes d’un ton important et décisif, sans avoir besoin d’examiner la question. Telle est celle-ci : « les hommes ont partout les mêmes passions ; partout l’amour propre et l’intérêt les conduisent : donc ils sont partout les mêmes. » Quand les géomètres ont fait une supposition, qui, de raisonnement en raisonnement, les conduit à une absurdité, ils reviennent sur leurs pas, et démontrent ainsi la supposition fausse. La même méthode, appliquée à la maxime en question, en montrerait aisément l’absurdité : mais raisonnons autrement. Un sauvage est un homme, et un Européen est un homme. Le demi-philosophe conclut aussitôt que l’un ne vaut pas mieux que l’autre ; mais le philosophe dit : En Europe, le gouvernement, les lois, les coutumes, l’intérêt, tout met les particuliers dans la nécessité de se tromper mutuellement et sans cesse ; tout leur fait un devoir du vice ; il faut qu’ils soient méchants pour être sages ; car il n’y a point de plus grande folie que de faire le bonheur des fripons aux dépens du sien. Parmi les sauvages, l’intérêt personnel parle aussi fortement que parmi nous, mais il ne dit pas les mêmes choses : l’amour de la société et le soin de leur commune défense sont les seuls liens qui les unissent : ce mot de propriété, qui coûte tant de crimes à nos honnêtes gens, n’a presque aucun sens parmi eux : ils n’ont entre eux nulle discussion qui les divise, rien ne les porte à se tromper l’un l’autre ; l’estime publique est le seul bien auquel chacun aspire, et qu’ils méritent tous. Il est très-possible qu’un sauvage fasse une mauvaise action ; mais il n’est pas possible qu’il prenne l’habitude de mal faire ; car cela ne lui serait bon à rien. Je crois qu’on peut faire une très-juste estimation des mœurs des hommes sur la multitude des affaires qu’ils ont entre eux : plus ils commercent ensemble, plus ils admirent leurs talents et leur industrie, plus ils se friponnent décemment et adroitement, et plus ils sont dignes de mépris. Je le dis à regret ; l’homme de bien est celui qui n’a besoin de tromper personne, et le sauvage est cet homme-là :

    Illum non populi fasces, non purpura regum
    Flexit, et infidos agitans discordia fratres ;
    Non res romanæ, perituraque regna ; neque ille
    Aut doluit miscrans inopem, aut invidit habeuti.