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se garder de nous laisser jamais voir tels que nous sommes : car pour deux hommes dont les intérêts s’accordent, cent mille peut-être leur sont opposés ; et il n’y a d’autres moyens pour réussir, que de tromper ou perdre tous ces gens-là. Voilà la source funeste des violences, des trahisons, des perfidies, et de toutes les horreurs qu’exige nécessairement un état de choses où chacun, feignant de travailler à la fortune ou à la réputation des autres, ne cherche qu’à élever la sienne au-dessus d’eux, et à leurs dépens.

Qu’avons-nous gagné à cela ? Beaucoup de babil, des riches et des raisonneurs, c’est-à-dire, des ennemis de la vertu et du sens commun. En revanche, nous avons perdu l’innocence et les mœurs. La foule rampe dans la misère ; tous sont les esclaves du vice. Les crimes non commis sont déjà dans le fond des cœurs, et il ne manque à leur exécution que l’assurance de l’impunité.

Étrange et funeste constitution, où les richesses accumulées facilitent toujours les moyens d’en accumuler de plus grandes, et où il est impossible à celui qui n’a rien d’acquérir quelque chose ; où l’homme de bien n’a nul moyen de sortir de la misère ; où les plus fripons sont les plus honorés, et où il faut nécessairement renoncer à la vertu pour devenir honnête homme ! Je sais que les déclamateurs ont dit cent fois tout cela : mais ils le disaient en déclamant, et moi je le dis sur des raisons : ils ont aperçu le mal, et moi j’en découvre les causes, et je fais voir surtout une