Page:Rousseau - Philosophie, 1823.djvu/184

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

parlera de vous ? Qu’importera aux siècles à venir que vous vous soyez dévoués à la mort aux Thermopyles pour le salut des Athéniens, si vous ne laissez comme eux ni systèmes de philosophie, ni vers, ni comédies, ni statues[1] ? Hâtez-vous donc d’abandonner des lois qui ne sont bonnes qu’à vous rendre heureux ; ne songez qu’à faire beaucoup parler de vous quand vous ne serez plus ; et n’oubliez jamais que, si l’on ne célébrait les grands hommes, il serait inutile de l’être. »

Voilà, je pense, à peu près ce qu’aurait pu dire cet homme, si les éphores l’eussent laissé achever.

Ce n’est pas dans cet endroit seulement qu’on nous avertit que la vertu n’est bonne qu’à faire parler de soi. Ailleurs on nous vante encore les pensées du philosophe, parce qu’elles sont immortelles et consacrées à l’admiration de tous les

  1. Périclès avait de grands talents, beaucoup d’éloquence, de magnificence, et de goût ; il embellit Athènes d’excellents ouvrages de sculpture, d’édifices somptueux, et de chefs-d’œuvre dans tous les arts : aussi Dieu sait comment il a été prôné par la foule des écrivains ! Cependant il reste encore à savoir si Périclès a été un bon magistrat : car, dans la conduite des états, il ne s’agit pas d’élever des statues, mais de bien gouverner des hommes. Je ne m’amuserai point à développer les motifs secrets de la guerre du Péloponnèse, qui fut la ruine de la république ; je ne rechercherai point si le conseil d’Alcibiade était bien ou mal fondé, si Périclès fut justement ou injustement accusé de malversation : je demanderai seulement si les Athéniens devinrent meilleurs ou pires sous son gouvernement ; je prierai qu’on me nomme quelqu’un parmi les citoyens, parmi les esclaves, même parmi ses propres enfants, dont ses soins aient fait un homme de bien. Voilà pourtant, ce me semble, la première fonction du magistrat et du souverain : car le plus court et le plus sûr moyen de rendre les hommes heureux n’est pas d’orner leurs villes, ni même de les enrichir, mais de les rendre bons.