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retourner en ma faveur la plupart des choses qu’on prétend m’opposer ; mais à parler franchement, je ne les trouve pas assez bien prouvées pour avoir le courage de m’en prévaloir.

On avance que les premiers hommes furent méchants ; d’où il suit que l’homme est méchant naturellement[1]. Ceci n’est pas une assertion de légère importance ; il me semble qu’elle eût bien valu la peine d’être prouvée. Les annales de tous les peuples qu’on ose citer en preuve sont beaucoup plus favorables à la supposition contraire ; et il faudrait bien des témoignages pour m’obliger de croire une absurdité. Avant que ces mots affreux de tien et de mien fussent inventés ; avant qu’il y eût de cette espèce d’hommes cruels et brutaux qu’on appelle maitres, et de cette autre espèce d’hommes fripons et menteurs qu’on appelle esclaves ; avant qu’il y eût des hommes assez abominables pour oser avoir du superflu pendant que d’autres hommes meurent de faim ; avant qu’une dépendance mutuelle les eût tous forcés à devenir fourbes, jaloux, et traîtres, je voudrais bien qu’on m’expliquât en

  1. Cette note est pour les philosophes ; je conseille aux autres de la passer.

    Si l’homme est méchant par sa nature, il est clair que les sciences ne feront que le rendre pire ; ainsi voilà leur cause perdue par cette seule supposition. Mais il faut bien faire attention que, quoique l’homme soit naturellement bon, comme je le crois, et comme j’ai le bonheur de le sentir, il ne s’ensuit pas pour cela que les sciences lui soient salutaires ; car toute position qui met un peuple dans le cas de les cultiver annonce nécessairement un commencement de corruption qu’elles accélèrent bien vite. Alors le vice de la constitution fait tout le mal qu’aurait pu faire celui de la nature, et les mauvais préjugés tiennent lieu des mauvais penchants.