Page:Rousseau - Marceline, 1944.djvu/15

Cette page a été validée par deux contributeurs.
13
MARCELINE.

Mais aujourd’hui c’était presque réconfortant de rejeter ces ménagements. Cela ressemblait au plaisir qu’on éprouve à marcher à travers un vent dur et froid, un plaisir salubre, vivifiant !

Laure releva son col de fourrure. Une petite neige brillante tombait du ciel capricieusement, poudrant le dos rond d’un vieil homme qui marchait devant elle, l’allumoir sur l’épaule. Chaque fois qu’il s’arrêtait, une petite flamme d’or bondissait dans une cage de verre étincelante. Et Laure les comptait une à une :

— Deux… trois… quatre… Et j’ai cru qu’il m’aimait !… Et je l’ai tant aimé moi-même !

Elle ajouta, dans une sorte de silence étonné :

— Je l’aime encore.

Pourquoi continue-t-on à aimer un être, alors que sont rompus tous les liens d’estime et de sympathie qui vous attachaient l’un à l’autre ? Peut-être simplement parce qu’on a commencé. Ce n’est pas une très bonne raison mais une raison puissante. Il aurait fallu ne pas commencer. Mais Octave était si séduisant ! Et puis… comment prévoir que l’étudiant brillant, prompt aux généreux enthousiasmes, passionné de littérature et de philosophie, deviendrait si tôt ce bourgeois repu, sans idéal et sans courage. « C’est trop fatigant, je t’assure ! » Laure entendait la voix dolente et elle voyait le regard éploré… Et tout, petit à petit, devient trop fatigant : Lire, penser, se cultiver… et vivre avec quelque noblesse. Ce serait si fatigant de corriger ses mauvaises habitudes !… Et si fatigant de penser aux autres ! Assumer un devoir, partager une souffrance, une responsabilité, un souci — quelle fatigue ! Et l’on ferme les yeux solidement. Dominer un homme de cette sorte n’est pas bien difficile… à condition de n’y pas apporter de scrupules ni de vaine discrétion. Mais le difficile c’est de n’avoir