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Bellegarde. Il y avait un théâtre où l’on jouait souvent des pièces. On me chargea d’un rôle que j’étudiai six mois sans relâche, et qu’il fallut me souffler d’un bout à l’autre à la représentation. Après cette épreuve on ne me proposa plus de rôle.

En faisant la connaissance de madame d’Épinay, je fis aussi celle de sa belle-sœur, mademoiselle de Bellegarde, qui devint bientôt comtesse de Houdetot. La première fois que je la vis, elle était à la veille de son mariage : elle me causa longtemps avec cette familiarité charmante qui lui est naturelle. Je la trouvai très-aimable ; mais j’étais bien éloigné de prévoir que cette jeune personne ferait un jour le destin de ma vie, et m’entraînerait, quoique bien innocemment, dans l’abîme où je suis aujourd’hui.

Quoique je n’aie pas parlé de Diderot depuis mon retour de Venise, non plus que de mon ami M. Roguin, je n’avais pourtant négligé ni l’un ni l’autre, et je m’étais surtout lié de jour en jour plus intimement avec le premier. Il avait une Nanette, ainsi que j’avais une Thérèse : c’était entre nous une conformité de plus. Mais la différence était que ma Thérèse, aussi bien de figure que sa Nanette, avait une humeur douce et un caractère aimable, fait pour attacher un honnête homme ; au lieu que la sienne, pie-grièche et harengère, ne montrait rien aux yeux des autres qui pût racheter la mauvaise éducation. Il l’épousa toutefois. Ce fut fort bien fait, s’il l’avait promis. Pour moi, qui n’avais rien promis de semblable, je ne me pressai pas de l’imiter.

Je m’étais aussi lié avec l’abbé de Condillac, qui n’était rien, non plus que moi, dans la littérature, mais qui était fait pour devenir ce qu’il est aujourd’hui. Je suis le premier peut-être qui ai vu sa portée, et qui l’ai estimé ce qu’il valait. Il paraissait aussi se plaire avec moi ; et tandis qu’enfermé dans ma chambre, rue Jean-Saint-Denis, près l’Opéra, je faisais mon acte d’Hésiode, il venait quelquefois dîner avec moi tête à tête en pique-nique. Il travaillait alors à lEssai sur l’origine des connaissances humaines, qui est son premier ouvrage. Quand il fut achevé, l’embarras fut de trouver un libraire qui voulût s’en charger. Les libraires de Paris sont arrogants et durs pour tout homme qui commence ; et la métaphysique, alors très-peu à la mode, n’offrait pas un sujet bien attrayant. Je parlai à Diderot de Condillac