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traiteur, nous mangions ordinairement lui et moi à notre voisinage, presque vis-à-vis le cul-de-sac de l’Opéra, chez une madame la Selle, femme d’un tailleur, qui donnait assez mal à manger, mais dont la table ne laissait pas d’être recherchée, à cause de la bonne et sûre compagnie qui s’y trouvait ; car on n’y recevait aucun inconnu, et il fallait être introduit par quelqu’un de ceux qui y mangeaient d’ordinaire. Le commandeur de Graville, vieux débauché, plein de politesse et d’esprit, mais ordurier, y logeait, et y attirait une folle et brillante jeunesse en officiers aux gardes et mousquetaires. Le commandeur de Nonant, chevalier de toutes les filles de l’Opéra, y apportait journellement toutes les nouvelles de ce tripot. MM. Duplessis, lieutenant-colonel retiré, bon et sage vieillard, et Ancelet, officier des mousquetaires, y maintenaient un certain ordre parmi ces jeunes gens. Il y venait aussi des commerçants, des financiers, des ouvriers, mais polis, honnêtes, et de ceux qu’on distinguait dans leur métier ; M. de Besse, M. de Forcade, et d’autres dont j’ai oublié les noms. Enfin l’on y voyait des gens de mise de tous les états, excepté des abbés et des gens de robe, que je n’y ai jamais vus ; et c’était une convention de n’y en point introduire. Cette table, assez nombreuse, était très-gaie sans être bruyante, et l’on y polissonnait beaucoup sans grossièreté. Le vieux commandeur, avec tous ses contes gras quant à la substance, ne perdait jamais sa politesse de la vieille cour, et jamais un mot de gueule ne sortait de sa bouche qui ne fût si plaisant que des femmes l’auraient pardonné. Son ton servait de règle à toute la table : tous ces jeunes gens contaient leurs aventures galantes avec autant de licence que de grâce : et les contes de filles manquaient d’autant moins que le magasin était à la porte ; car l’allée par où l’on allait chez madame la Selle était la même où donnait la boutique de la Duchapt, célèbre marchande de modes, qui avait alors de très-jolies filles avec lesquelles nos messieurs allaient causer avant ou après dîner. Je m’y serais amusé comme les autres, si j’eusse été plus hardi. Il ne fallait qu’entrer comme eux ; je n’osai jamais. Quant à madame la Selle, je continuai d’y aller manger assez souvent après le départ d’Altuna. J’y apprenais des foules d’anecdotes très-amusantes, et j’y pris aussi peu à peu, non, grâces au ciel, jamais les mœurs, mais les maximes que j’y vis établies. D’honnêtes