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style très-nouveau pour lors en France. Cependant elle fut goûtée et j’appris par M. de Valmalette, maître d’hôtel du roi, et gendre de M. Mussard, mon parent et mon ami, que les amateurs avaient été très-contents de mon ouvrage, et que le public ne l’avait pas distingué de celui de Rameau. Mais celui-ci, de concert avec madame de la Poplinière, prit des mesures pour qu’on ne sût pas même que j’y avais travaillé. Sur les livres qu’on distribue aux spectateurs, et où les auteurs sont toujours nommés, il n’y eut de nommé que Voltaire ; et Rameau aima mieux que son nom fût supprimé que d’y voir associer le mien.

Sitôt que je fus en état de sortir, je voulus aller chez M. de Richelieu. Il n’était plus temps ; il venait de partir pour Dunkerque, où il devait commander le débarquement destiné pour l’Écosse. À son retour, je me dis, pour autoriser ma paresse, qu’il était trop tard. Ne l’ayant plus revu depuis lors, j’ai perdu l’honneur que méritait mon ouvrage, l’honoraire qu’il devait me produire ; et mon temps, mon travail, mon chagrin, ma maladie et l’argent qu’elle me coûta, tout cela fut à mes frais, sans me rendre un sou de bénéfice, ou plutôt de dédommagement. Il m’a cependant toujours paru que M. de Richelieu avait naturellement de l’inclination pour moi, et pensait avantageusement de mes talents ; mais mon malheur et madame de la Poplinière empêchèrent tout l’effet de sa bonne volonté.

Je ne pouvais rien comprendre à l’aversion de cette femme, à qui je m’étais efforcé de plaire et à qui je faisais assez régulièrement ma cour. Gauffecourt m’en expliqua les causes : D’abord, me dit-il, son amitié pour Rameau, dont elle est la prôneuse en titre, et qui ne veut souffrir aucun concurrent ; et de plus un péché originel qui vous damne auprès d’elle, et qu’elle ne vous pardonnera jamais, c’est d’être Genevois. Là-dessus il m’expliqua que l’abbé Hubert, qui l’était, et sincère ami de M. de la Poplinière, avait fait ses efforts pour l’empêcher d’épouser cette femme, qu’il connaissait bien ; et qu’après le mariage elle lui avait voué une haine implacable, ainsi qu’à tous les Genevois. Quoique la Poplinière, ajouta-t-il, ait de l’amitié pour vous, et que je le sache, ne comptez pas sur son appui. Il est amoureux de sa femme : elle vous hait ; elle est méchante, elle est adroite : vous ne ferez jamais rien dans cette maison. Je me le tins pour dit.