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très-rapides, des symphonies et des chœurs dans des tons fort éloignés : car, pour que Rameau ne m’accusât pas d’avoir défiguré ses airs, je n’en voulus changer ni transposer aucun. Je réussis à ce récitatif. Il était bien accentué, plein d’énergie, et surtout excellemment modulé. L’idée des deux hommes supérieurs auxquels on daignait m’associer m’avait élevé le génie ; et je puis dire que, dans ce travail ingrat et sans gloire, dont le public ne pouvait pas même être informé, je me tins presque toujours à côté de mes modèles.

La pièce, dans l’état où je l’avais mise, fut répétée au grand théâtre de l’Opéra. Des trois auteurs je m’y trouvai seul. Voltaire était absent, et Rameau n’y vint pas, ou se cacha.

Les paroles du premier monologue étaient très-lugubres ; en voici le début :

Ô mort ! viens terminer les malheurs de ma vie.

Il avait bien fallu faire une musique assortissante. Ce fut pourtant là-dessus que madame de la Poplinière fonda sa censure, en m’accusant, avec beaucoup d’aigreur, d’avoir fait une musique d’enterrement. M. de Richelieu commença judicieusement par s’informer de qui étaient les vers de ce monologue. Je lui présentai le manuscrit qu’il m’avait envoyé, et qui faisait foi qu’ils étaient de Voltaire. En ce cas, dit-il, c’est Voltaire seul qui a tort. Durant la répétition, tout ce qui était de moi fut successivement improuvé par madame de la Poplinière, et justifié par M. de Richelieu. Mais enfin j’avais affaire à trop forte partie, et il me fut signifié qu’il y avait à refaire à mon travail plusieurs choses sur lesquelles il fallait consulter M. Rameau. Navré d’une conclusion pareille, au lieu des éloges que j’attendais, et qui certainement m’étaient dus, je rentrai chez moi la mort dans le cœur. J’y tombai malade, épuisé de fatigue, dévoré de chagrin ; et de six semaines je ne fus en état de sortir.

Rameau, qui fut chargé des changements indiqués par madame de la Poplinière, m’envoya demander l’ouverture de mon grand opéra, pour la substituer à celle que je venais de faire. Heureusement je sentis le croc-en-jambe, et je la refusai. Comme il n’y avait plus que cinq ou six jours jusqu’à la représentation, il n’eut pas le temps d’en faire une, et il fallut laisser la mienne. Elle était à l’italienne, et d’un