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petites promenades champêtres et de petits goûters qui m’étaient délicieux. Je voyais qu’elle m’aimait sincèrement, et cela redoublait ma tendresse. Cette douce intimité me tenait lieu de tout : l’avenir ne me touchait plus, ou ne me touchait que comme le présent prolongé : je ne désirais rien que d’en assurer la durée.

Cet attachement me rendit toute autre dissipation superflue et insipide. Je ne sortais plus que pour aller chez Thérèse ; sa demeure devint presque la mienne. Cette vie retirée devint si avantageuse à mon travail, qu’en moins de trois mois mon opéra tout entier fut fait, paroles et musique. Il restait seulement quelques accompagnements et remplissages à faire. Ce travail de manœuvre m’ennuyait fort. Je proposai à Philidor de s’en charger, en lui donnant part au bénéfice. Il vint deux fois, et fit quelques remplissages dans l’acte d’Ovide ; mais il ne put se captiver à ce travail assidu pour un profit éloigné et même incertain. Il ne revint plus, et j’achevai ma besogne moi-même.

Mon opéra fait, il s’agit d’en tirer parti ; c’était un autre opéra bien plus difficile. On ne vient à bout de rien à Paris quand on y vit isolé. Je pensai à me faire jour par M. de la Poplinière, chez qui Gauffecourt, de retour de Genève, m’avait introduit. M. de la Poplinière était le Mécène de Rameau : madame de la Poplinière était sa très-humble écolière. Rameau faisait, comme on dit, la pluie et le beau temps dans cette maison. Jugeant qu’il protégerait avec plaisir l’ouvrage d’un de ses disciples, je voulus lui montrer le mien. Il refusa de le voir, disant qu’il ne pouvait lire des partitions, et que cela le fatiguait trop. La Poplinière dit là-dessus qu’on pouvait le lui faire entendre, et m’offrit de rassembler des musiciens pour en exécuter des morceaux. Je ne demandais pas mieux. Rameau consentit en grommelant, et répétant sans cesse que ce devait être une belle chose que la composition d’un homme qui n’était pas enfant de la balle, et qui avait appris la musique tout seul. Je me hâtai de tirer en parties cinq ou six morceaux choisis. On me donna une dizaine de symphonistes, et pour chanteurs, Albert, Bérard et mademoiselle Bourbonnais. Rameau commença dès l’ouverture à faire entendre, par ses éloges outrés, qu’elle ne pouvait être de moi. Il ne laissa passer aucun morceau sans donner des signes d’impatience ; mais à un air de haute-