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par rire, et je finissais par pleurer d’admiration. Jamais il ne gênait personne, ni ne supportait la gêne ; il brusquait les gens qui, par politesse, voulaient le gêner. Il était emporté sans être boudeur. Je l’ai vu souvent en colère, mais je ne l’ai jamais vu fâché. Rien n’était si gai que son humeur : il entendait la raillerie et il aimait à railler ; il y brillait même, et il avait le talent de l’épigramme. Quand on l’animait, il était bruyant et tapageur en paroles, sa voix s’entendait de loin ; mais tandis qu’il criait, on le voyait sourire, et tout à travers ses emportements, il lui venait quelques mots plaisants qui faisaient éclater tout le monde. Il n’avait pas plus le teint espagnol que le flegme. Il avait la peau blanche, les joues colorées, les cheveux d’un châtain presque blond. Il était grand et bien fait. Son corps fut formé pour loger son âme.

Ce sage de cœur ainsi que de tête se connaissait en hommes, et fut mon ami. C’est toute ma réponse à quiconque ne l’est pas. Nous nous liâmes si bien que nous fîmes le projet de passer nos jours ensemble. Je devais, dans quelques années, aller à Ascoytia pour vivre avec lui dans sa terre. Toutes les parties de ce projet furent arrangées entre nous la veille de son départ. Il n’y manqua que ce qui ne dépend pas des hommes dans les projets les mieux concertés. Les événements postérieurs, mes désastres, son mariage, sa mort enfin, nous ont séparés pour toujours.

On dirait qu’il n’y a que les noirs complots des méchants qui réussissent ; les projets innocents des bons n’ont presque jamais d’accomplissement.

Ayant senti l’inconvénient de la dépendance, je me promis bien de ne m’y plus exposer. Ayant vu renverser dès leur naissance les projets d’ambition que l’occasion m’avait fait former, rebuté de rentrer dans la carrière que j’avais si bien commencée, et dont néanmoins je venais d’être expulsé, je résolus de ne plus m’attacher à personne, mais de rester dans l’indépendance en tirant parti de mes talents, dont enfin je commençais à sentir la mesure, et dont j’avais trop modestement pensé jusqu’alors. Je repris le travail de mon opéra, que j’avais interrompu pour aller à Venise ; et, pour m’y livrer plus tranquillement, après le départ d’Altuna, je retournai loger à mon ancien hôtel Saint-Quentin, qui, dans un quartier solitaire et peu loin du Luxembourg,