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ne pouvions nous quitter ; et tout en nous contrariant sans cesse, aucun des deux n’eût voulu que l’autre fût autrement.

Ignacio Emmanuel de Altuna était un de ces hommes rares que l’Espagne seule produit, et dont elle produit trop peu pour sa gloire. Il n’avait pas ces violentes passions nationales communes dans son pays ; l’idée de la vengeance ne pouvait pas plus entrer dans son esprit que le désir dans son cœur. Il était trop fier pour être vindicatif, et je lui ai souvent ouï dire avec beaucoup de sang-froid qu’un mortel ne pouvait pas offenser son âme. Il était galant sans être tendre. Il jouait avec les femmes comme avec de jolis enfants. Il se plaisait avec les maîtresses de ses amis ; mais je ne lui en ai jamais vu aucune, ni aucun désir d’en avoir. Les flammes de la vertu dont son cœur était dévoré ne permirent jamais à celles de ses sens de naître.

Après ses voyages il s’est marié ; il est mort jeune ; il a laissé des enfants ; et je suis persuadé, comme de mon existence, que sa femme est la première et la seule qui lui ait fait connaître les plaisirs de l’amour. À l’extérieur, il était dévot comme un Espagnol, mais en dedans, c’était la piété d’un ange. Hors moi, je n’ai vu que lui seul de tolérant depuis que j’existe. Il ne s’est jamais informé d’aucun homme comment il pensait en matière de religion. Que son ami fût juif, protestant, Turc, bigot, athée, peu lui importait, pourvu qu’il fût honnête homme. Obstiné, têtu pour des opinions indifférentes, dès qu’il s’agissait de religion, même de morale, il se recueillait, se taisait, ou disait simplement : Je ne suis chargé que de moi. Il est incroyable qu’on puisse associer autant d’élévation d’âme avec un esprit de détail porté jusqu’à la minutie. Il partageait et fixait d’avance l’emploi de sa journée par heures, quarts d’heure et minutes, et suivait cette distribution avec un tel scrupule, que si l’heure eût sonné tandis qu’il lisait sa phrase, il eût fermé le livre sans achever. De toutes ces mesures de temps ainsi rompues, il y en avait pour telle étude, il y en avait pour telle autre ; il y en avait pour la réflexion, pour la conversation, pour l’office, pour Locke, pour le rosaire, pour les visites, pour la musique, pour la peinture ; et il n’y avait ni plaisir, ni tentation, ni complaisance qui pût intervertir cet ordre ; un devoir à remplir seul l’aurait pu. Quand il me faisait la liste de ses distributions afin que je m’y conformasse, je commençais