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Cependant il n’avait tenu qu’à lui de se soutenir honorablement par mes services, et de me faire avancer rapidement dans l’état auquel le comte de Gouvon m’avait destiné dans ma jeunesse, et dont par moi seul je m’étais rendu capable dans un âge plus avancé.

La justice et l’inutilité de mes plaintes me laissèrent dans l’âme un germe d’indignation contre nos sottes institutions civiles, où le vrai bien public et la véritable justice sont toujours sacrifiés à je ne sais quel ordre apparent, destructeur en effet de tout ordre, et qui ne fait qu’ajouter la sanction de l’autorité publique à l’oppression du faible et à l’iniquité du fort. Deux choses empêchèrent ce germe de se développer pour lors comme il a fait dans la suite : l’une qu’il s’agissait de moi dans cette affaire, et que l’intérêt privé, qui n’a jamais rien produit de grand et de noble, ne saurait tirer de mon cœur les divins élans qu’il n’appartient qu’au plus pur amour du juste et du beau d’y produire ; l’autre fut le charme de l’amitié, qui tempérait et calmait ma colère par l’ascendant d’un sentiment plus doux. J’avais fait connaissance à Venise avec un Biscayen, ami de mon ami Carrio, et digne de l’être de tout homme de bien. Cet aimable jeune homme, né pour tous les talents et pour toutes les vertus, venait de faire le tour de l’Italie pour prendre le goût des beaux-arts ; et, n’imaginant rien de plus à acquérir, il voulait s’en retourner en droiture dans sa patrie. Je lui dis que les arts n’étaient que le délassement d’un génie comme le sien, fait pour cultiver les sciences ; et je lui conseillai, pour en prendre le goût, un voyage et six mois de séjour à Paris. Il me crut, et fut à Paris. Il y était et m’attendait quand j’y arrivai. Son logement était trop grand pour lui ; il m’en offrit la moitié ; je l’acceptai. Je le trouvai dans la ferveur des hautes connaissances. Rien n’était au-dessus de sa portée ; il dévorait et digérait tout avec une prodigieuse rapidité. Comme il me remercia d’avoir procuré cet aliment à son esprit, que le besoin de savoir tourmentait sans qu’il s’en doutât lui-même ! Quels trésors de lumières et de vertus je trouvai dans cette âme forte ! Je sentis que c’était l’ami qu’il me fallait : nous devînmes intimes. Nos goûts n’étaient pas les mêmes ; nous disputions toujours. Tous deux opiniâtres, nous n’étions jamais d’accord sur rien. Avec cela nous