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dans ma tête comment on peut avoir un téton borgne ; et, persuadé que cela tenait à quelque notable vice naturel, à force de tourner et retourner cette idée, je vis clair comme le jour que dans la plus charmante personne dont je pusse me former l’image, je ne tenais dans mes bras qu’une espèce de monstre, le rebut de la nature, des hommes et de l’amour. Je poussai la stupidité jusqu’à lui parler de ce téton borgne. Elle prit d’abord la chose en plaisantant, et, dans son humeur folâtre, dit et fit des choses à me faire mourir d’amour ; mais, gardant un fonds d’inquiétude que je ne pus lui cacher, je la vis enfin rougir, se rajuster, se redresser, et, sans dire un seul mot, s’aller mettre à sa fenêtre. Je voulus m’y mettre à côté d’elle ; elle s’en ôta, fut s’asseoir sur un lit de repos, se leva le moment d’après ; et, se promenant par la chambre en s’éventant, me dit d’un ton froid et dédaigneux : Zanetto, lascia le donne, e studia la matematica.

Avant de la quitter, je lui demandai pour le lendemain un autre rendez-vous, qu’elle remit au troisième jour, en ajoutant, avec un sourire ironique, que je devais avoir besoin de repos. Je passai ce temps mal à mon aise, le cœur plein de ses charmes et de ses grâces, sentant mon extravagance, me la reprochant, regrettant les moments si mal employés, qu’il n’avait tenu qu’à moi de rendre les plus doux de ma vie, attendant avec la plus vive impatience celui d’en réparer la perte, et néanmoins inquiet encore, malgré que j’en eusse, de concilier les perfections de cette adorable fille avec l’indignité de son état. Je courus, je volai chez elle à l’heure dite. Je ne sais si son tempérament ardent eût été plus content de cette visite ; son orgueil l’eût été du moins, et je me faisais d’avance une jouissance délicieuse de lui montrer de toutes manières comment je savais réparer mes torts. Elle m’épargna cette épreuve. Le gondolier, qu’en abordant j’envoyai chez elle, me rapporta qu’elle était partie la veille pour Florence. Si je n’avais pas senti tout mon amour en la possédant, je le sentis bien cruellement en la perdant. Mon regret insensé ne m’a point quitté. Tout aimable, toute charmante qu’elle était à mes yeux, je pouvais me consoler de la perdre ; mais de quoi je n’ai pu me consoler, je l’avoue, c’est qu’elle n’ait emporté de moi qu’un souvenir méprisant.

Voilà mes deux histoires. Les dix-huit mois que j’ai passés à Venise ne m’ont fourni de plus à dire qu’un simple projet tout au