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et par un usage immémorial, à vous y suivre en habit de cérémonie, et à l’honneur d’y dîner avec vous au palais de Saint-Marc ; et je ne vois pas pourquoi un homme qui peut et doit manger en public avec le doge et le sénat de Venise, ne pourrait pas manger en particulier avec M. le duc de Modène. Quoique l’argument fût sans réplique, l’ambassadeur ne s’y rendit point : mais nous n’eûmes pas occasion de renouveler la dispute, M. le duc de Modène n’étant point venu dîner chez lui.

Dès lors il ne cessa de me donner des désagréments, de me faire des passe-droits, s’efforçant de m’ôter les petites prérogatives attachées à mon poste, pour les transmettre à son cher Vitali ; et je suis sûr que s’il eût osé l’envoyer au sénat à ma place, il l’aurait fait. Il employait ordinairement l’abbé de Binis pour écrire dans son cabinet ses lettres particulières : il se servit de lui pour écrire à M. de Maurepas une relation de l’affaire du capitaine Olivet, dans laquelle, loin de lui faire aucune mention de moi qui seul m’en étais mêlé, il m’ôtait même l’honneur du verbal, dont il lui envoyait un double, pour l’attribuer à Patizel, qui n’avait pas dit un seul mot. Il voulait me mortifier et complaire à son favori, mais non pas se défaire de moi. Il sentait qu’il ne lui serait plus aussi aisé de me trouver un successeur qu’à M. Follau, qui l’avait déjà fait connaître. Il lui fallait absolument un secrétaire qui sût l’italien, à cause des réponses du sénat ; qui fit toutes ses dépêches, toutes ses affaires sans qu’il se mêlât de rien ; qui joignît au mérite de bien servir la bassesse d’être le complaisant de messieurs ses faquins de gentilshommes. Il voulait donc me garder et me mater en me tenant loin de mon pays et du sien, sans argent pour y retourner ; et il aurait réussi peut-être, s’il s’y fût pris modérément. Mais Vitali, qui avait d’autres vues et qui voulait me forcer de prendre mon parti, en vint à bout. Dès que je vis que je perdais toutes mes peines, que l’ambassadeur me faisait des crimes de mes services au lieu de m’en savoir gré, que je n’avais plus à espérer chez lui que désagréments au dedans, injustice au dehors, et que, dans le décri général où il s’était mis, ses mauvais offices pouvaient me nuire sans que les bons pussent me servir, je pris mon parti et lui demandai mon congé, lui laissant le temps de se pourvoir d’un secrétaire. Sans me dire ni oui ni non, il alla toujours son