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Sa maison, qu’il n’avait jamais mise sur un bon pied, se remplissait de canaille : les Français y étaient maltraités, les Italiens y prenaient l’ascendant ; et même parmi eux les bons serviteurs attachés depuis longtemps à l’ambassade furent tous malhonnêtement chassés, entre autres son premier gentilhomme, qui l’avait été du comte de Froulay, et qu’on appelait, je crois, le comte Peati, ou d’un nom très-approchant. Le second gentilhomme, du choix de M. de Montaigu, était un bandit de Mantoue, appelé Dominique Vitali, à qui l’ambassadeur confia le soin de sa maison, et qui, à force de patelinage et de basse lésine, obtint sa confiance et devint son favori, au grand préjudice du peu d’honnêtes gens qui y étaient encore, et du secrétaire qui était à leur tête. L’œil intègre d’un honnête homme est toujours inquiétant pour les fripons. Il n’en aurait pas fallu davantage pour que celui-ci me prît en haine ; mais cette haine avait une autre cause encore qui la rendit bien plus cruelle. Il faut dire cette cause, afin qu’on me condamne si j’avais tort.

L’ambassadeur avait, selon l’usage, une loge à chacun des cinq spectacles. Tous les jours à dîner il nommait le théâtre où il voulait aller ce jour-là ; je choisissais après lui, et les gentilshommes disposaient des autres loges. Je prenais en sortant la clef de la loge que j’avais choisie. Un jour, Vitali n’étant pas là, je chargeai le valet de pied qui me servait de m’apporter la mienne dans une maison que je lui indiquai. Vitali, au lieu de m’envoyer ma clef, dit qu’il en avait disposé. J’étais d’autant plus outré, que le valet de pied m’avait rendu compte de ma commission devant tout le monde. Le soir, Vitali voulut me dire quelques mots d’excuse que je ne reçus point : Demain, monsieur, lui dis-je, vous viendrez me les faire à telle heure dans la maison où j’ai reçu l’affront, et devant les gens qui en ont été les témoins ; ou après-demain, quoi qu’il arrive, je vous déclare que vous ou moi sortirons d’ici. Ce ton décidé lui en imposa. Il vint au lieu et à l’heure me faire des excuses publiques avec une bassesse digne de lui ; mais il prit à loisir ses mesures, et, tout en me faisant de grandes courbettes, il travailla tellement à l’italienne, que, ne pouvant porter l’ambassadeur à me donner mon congé, il me mit dans la nécessité de le prendre.

Un pareil misérable n’était assurément pas fait pour me connaître ;