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pour sortir de tous leurs États, et je ne laissais pas, connaissant leur dureté, d’être en quelque peine sur la manière dont ils me les laisseraient traverser, quand M. le bailli de Nidau vint tout à propos me tirer d’embarras. Comme il avait hautement improuvé le violent procédé de Leurs Excellences, il crut, dans sa générosité, me devoir un témoignage public qu’il n’y prenait aucune part, et ne craignit pas de sortir de son bailliage pour venir me faire une visite à Bienne. Il vint la veille de mon départ, et, loin de venir incognito, il affecta même du cérémonial, vint in fiocchi dans son carrosse avec son secrétaire, et m’apporta un passeport en son nom pour traverser l’État de Berne à mon aise, et sans crainte d’être inquiété. La visite me toucha plus que le passeport. Je n’y aurais guère été moins sensible quand elle aurait eu pour objet un autre que moi. Je ne connais rien de si puissant sur mon cœur qu’un acte de courage fait à propos, en faveur du faible injustement opprimé.

Enfin, après m’être avec peine procuré une chaise, je partis le lendemain matin de cette terre homicide, avant l’arrivée de la députation dont on devait m’honorer, avant même d’avoir pu revoir Thérèse, à qui j’avais marqué de me venir joindre quand j’avais cru m’arrêter à Bienne, et que j’eus à peine le temps de contremander par un mot de lettre, en lui marquant mon nouveau désastre ; on verra dans ma troisième partie, si jamais j’ai la force de l’écrire, comment, croyant partir pour Berlin, je partis en effet pour l’Angleterre, et comment les deux dames qui voulaient disposer de moi, après m’avoir, à force d’intrigues, chassé de la Suisse, où je n’étais pas assez en leur pouvoir, parvinrent enfin à me livrer à leur ami.

J’ajoutai ce qui suit dans la lecture que je fis de cet écrit à monsieur et madame la comtesse d’Egmont, à M. le prince Pignatelli, à madame la marquise de Mesmes, et à M. le marquis de Juigné.

J’ai dit la vérité : si quelqu’un sait des choses contraires à ce que je viens d’exposer, fussent-elles mille fois prouvées, il sait des mensonges et des impostures ; et s’il refuse de les approfondir et de les éclaircir avec moi tandis que je suis en vie, il n’aime ni la justice ni la vérité. Pour moi, je le déclare hautement et sans crainte : quiconque, même sans avoir lu mes écrits, examinera par ses propres yeux mon naturel, mon caractère, mes mœurs, mes penchants, mes plaisirs, mes