Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/449

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se trouvaient de travailler à l’établissement de leur république fit penser à leurs chefs de me demander mes idées sur cet important ouvrage. Un M. Buttafuoco, d’une des premières familles du pays, et capitaine en France dans Royal-Italien, m’écrivit à ce sujet, et me fournit plusieurs pièces que je lui avais demandées pour me mettre au fait de l’histoire de la nation et de l’état du pays. M. Paoli m’écrivit aussi plusieurs fois ; et quoique je sentisse une pareille entreprise au-dessus de mes forces, je crus ne pouvoir les refuser pour concourir à une si grande et belle œuvre, lorsque j’aurais pris toutes les instructions dont j’avais besoin pour cela. Ce fut dans ce sens que je répondis à l’un et à l’autre, et cette correspondance continua jusqu’à mon départ.

Précisément dans le même temps j’appris que la France envoyait des troupes en Corse, et qu’elle avait fait un traité avec les Génois. Ce traité, cet envoi de troupes m’inquiétèrent ; et, sans m’imaginer encore avoir aucun rapport à tout cela, je jugeais impossible et ridicule de travailler à un ouvrage qui demande un aussi profond repos que l’institution d’un peuple, au moment où il allait peut-être être subjugué. Je ne cachai pas mes inquiétudes à M. Buttafuoco, qui me rassura par la certitude que, s’il y avait dans ce traité des choses contraires à la liberté de sa nation, un aussi bon citoyen que lui ne resterait pas, comme il faisait, au service de France. En effet, son zèle pour la législation des Corses, et ses étroites liaisons avec M. Paoli, ne pouvaient me laisser aucun soupçon sur son compte ; et quand j’appris qu’il faisait de fréquents voyages à Versailles et à Fontainebleau, et qu’il avait des relations avec M. de Choiseul, je n’en conclus autre chose, sinon qu’il avait sur les véritables intentions de la cour de France des sûretés qu’il me laissait entendre, mais sur lesquelles il ne voulait pas s’expliquer ouvertement par lettres.

Tout cela me rassurait en partie. Cependant, ne comprenant rien à cet envoi de troupes françaises, ne pouvant raisonnablement penser qu’elles fussent là pour protéger la liberté des Corses, qu’ils étaient très en état de défendre seuls contre les Génois, je ne pouvais me tranquilliser parfaitement, ni me mêler tout de bon de la législation proposée, jusqu’à ce que j’eusse des preuves solides que tout cela n’était pas un jeu pour me persifler. J’aurais extrêmement désiré une