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En attendant la réponse, je me mis à réfléchir sur ma situation, et à délibérer sur le parti que j’avais à prendre. Je vis tant de difficultés de toutes parts, le chagrin m’avait si fort affecté, et ma santé en ce moment était si mauvaise, que je me laissai tout à fait abattre, et que l’effet de mon découragement fut de m’ôter le peu de ressources qui pouvaient me rester dans l’esprit, pour tirer le meilleur parti possible de ma triste situation. En quelque asile que je voulusse me réfugier, il était clair que je ne pouvais m’y soustraire à aucune des deux manières qu’on avait prises pour m’expulser : l’une, en soulevant contre moi la populace par des manœuvres souterraines ; l’autre, en me chassant à force ouverte, sans en dire aucune raison. Je ne pouvais donc compter sur aucune retraite assurée, à moins de l’aller chercher plus loin que mes forces et la saison ne semblaient me le permettre. Tout cela me ramenant aux idées dont je venais de m’occuper, j’osai désirer et proposer qu’on voulût plutôt disposer de moi dans une captivité perpétuelle, que de me faire errer incessamment sur la terre, en m’expulsant successivement de tous les asiles que j’aurais choisis. Deux jours après ma première lettre, j’en écrivis une seconde à M. de Graffenried, pour le prier d’en faire la proposition à Leurs Excellences. La réponse de Berne à l’une et à l’autre fut un ordre conçu dans les termes les plus formels et les plus durs, de sortir de l’île et de tout le territoire médiat et immédiat de la république, dans l’espace de vingt-quatre heures, et de n’y rentrer jamais, sous les plus grièves peines.

Ce moment fut affreux. Je me suis trouvé depuis dans de pires angoisses, jamais dans un plus grand embarras. Mais ce qui m’affligea le plus fut d’être forcé de renoncer au projet qui m’avait fait désirer de passer l’hiver dans l’île. Il est temps de rapporter l’anecdote fatale qui a mis le comble à mes désastres, et qui a entraîné dans ma ruine un peuple infortuné, dont les naissantes vertus promettaient déjà d’égaler un jour celles de Sparte et de Rome. J’avais parlé des Corses, dans le Contrat social, comme d’un peuple neuf, le seul de l’Europe qui ne fût pas usé pour la législation ; et j’avais marqué la grande espérance qu’on devait avoir d’un tel peuple, s’il avait le bonheur de trouver un sage instituteur. Mon ouvrage fut lu par quelques Corses, qui furent sensibles à la manière honorable dont je parlais d’eux ; et le cas où ils