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même. Pour moi, qui prenais pour jardin l’île entière, sitôt que j’avais besoin de faire ou vérifier quelque observation, je courais dans les bois ou dans les prés, mon livre sous le bras : là, je me couchais par terre auprès de la plante en question, pour l’examiner sur pied tout à mon aise. Cette méthode m’a beaucoup servi pour connaître les végétaux dans leur état naturel, avant qu’ils aient été cultivés et dénaturés par la main des hommes. On dit que Fagon, premier médecin de Louis XV, qui nommait et connaissait parfaitement toutes les plantes du Jardin Royal, était d’une telle ignorance dans la campagne, qu’il n’y connaissait plus rien. Je suis précisément le contraire : je connais quelque chose à l’ouvrage de la nature, mais rien à celui du jardinier.

Pour les après-dînées, je les livrais totalement à mon humeur oiseuse et nonchalante, et à suivre sans règle l’impulsion du moment. Souvent, quand l’air était calme, j’allais immédiatement en sortant de table me jeter seul dans un petit bateau, que le receveur m’avait appris à mener avec une seule rame ; je m’avançais en pleine eau. Le moment où je dérivais me donnait une joie qui allait jusqu’au tressaillement, et dont il m’est impossible de dire ni de bien comprendre la cause, si ce n’était peut-être une félicitation secrète d’être en cet état hors de l’atteinte des méchants. J’errais ensuite seul dans ce lac, approchant quelquefois du rivage, mais n’y abordant jamais. Souvent, laissant aller mon bateau à la merci de l’air et de l’eau, je me livrais à des rêveries sans objet, et qui, pour être stupides, n’en étaient pas moins douces. Je m’écriais parfois avec attendrissement : Ô nature ! ô ma mère ! me voici sous ta seule garde ; il n’y a point ici d’homme adroit et fourbe qui s’interpose entre toi et moi. Je m’éloignais ainsi jusqu’à demi-lieue de terre ; j’aurais voulu que ce lac eût été l’Océan. Cependant, pour complaire à mon pauvre chien, qui n’aimait pas autant que moi de si longues stations sur l’eau, je suivais d’ordinaire un but de promenade ; c’était d’aller débarquer à la petite île, de m’y promener une heure ou deux, ou de m’étendre au sommet du tertre sur le gazon, pour m’assouvir du plaisir d’admirer ce lac et ses environs, pour examiner et disséquer toutes les herbes qui se trouvaient à ma portée, et pour me bâtir, comme un autre Robinson, une demeure imaginaire dans cette petite île. Je m’affectionnai fortement