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pour m’expulser de la Suisse, et me livrer entre des mains qui m’empêchassent de l’exécuter.

J’en avais une autre qui n’était guère vue de meilleur œil par ceux qui craignaient la première : c’était celle d’une édition générale de mes écrits. Cette édition me paraissait nécessaire pour constater ceux des livres portant mon nom qui étaient véritablement de moi, et mettre le public en état de les distinguer de ces écrits pseudonymes que mes ennemis me prêtaient pour me discréditer et m’avilir. Outre cela, cette édition était un moyen simple et honnête de m’assurer du pain : et c’était le seul, puisque, ayant renoncé à faire des livres, mes Mémoires ne pouvant paraître de mon vivant, ne gagnant pas un sou d’aucune autre manière, et dépensant toujours, je voyais la fin de mes ressources dans celle du produit de mes derniers écrits. Cette raison m’avait pressé de donner mon Dictionnaire de musique, encore informe. Il m’avait valu cent louis comptants et cent écus de rente viagère ; mais encore devait-on voir bientôt la fin de cent louis, quand on en dépensait annuellement plus de soixante ; et cent écus de rente étaient comme rien pour un homme sur qui les quidams et les gueux venaient incessamment fondre comme des étourneaux.

Il se présenta une compagnie de négociants de Neuchâtel pour l’entreprise de mon édition générale, et un imprimeur ou libraire de Lyon, appelé Reguillat, vint je ne sais comment se fourrer parmi eux pour la diriger. L’accord se fit sur un pied raisonnable et suffisant pour bien remplir mon objet. J’avais, tant en ouvrages imprimés qu’en pièces encore manuscrites, de quoi fournir six volumes in-quarto ; je m’engageai de plus à veiller sur l’édition, au moyen de quoi ils devaient me faire une pension viagère de seize cents livres de France, et un présent de mille écus une fois payés.

Le traité était conclu, non encore signé, quand les Lettres écrites de la montagne parurent. La terrible explosion qui se fit contre cet infernal ouvrage et contre son abominable auteur épouvanta la compagnie, et l’entreprise s’évanouit. Je comparerais l’effet de ce dernier ouvrage à celui de la Lettre sur la musique française, si cette lettre, en m’attirant la haine et m’exposant au péril, ne m’eût laissé du moins la considération et l’estime. Mais après ce dernier ouvrage on parut s’étonner à Genève et à Versailles qu’on laissât respirer un