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laquelle il parlait de cet ouvrage comme des clameurs séditieuses d’un démagogue effréné. L’estime que j’avais pour l’abbé de Mably et le cas que je faisais de ses lumières ne me permirent pas un instant de croire que cette extravagante lettre fût de lui. Je pris là-dessus le parti que m’inspira la franchise. Je lui envoyai une copie de la lettre, en l’avertissant qu’on la lui attribuait. Il ne me fit aucune réponse. Ce silence m’étonna ; mais qu’on juge de ma surprise quand madame de Chenonceaux me manda que la lettre était réellement de l’abbé, et que la mienne l’avait fort embarrassé ! Car enfin, quand il aurait eu raison, comment pouvait-il excuser une démarche éclatante et publique, faite de gaieté de cœur, sans obligation, sans nécessité, à l’unique fin d’accabler au plus fort de ses malheurs un homme auquel il avait toujours marqué de la bienveillance, et qui n’avait jamais démérité de lui ? Quelque temps après parurent les Dialogues de Phocion, où je ne vis qu’une compilation de mes écrits, faite sans retenue et sans honte. Je sentis, à la lecture de ce livre, que l’auteur avait pris son parti à mon égard, et que je n’aurais point désormais de pire ennemi. Je crois qu’il ne m’a pardonné ni le Contrat social, trop au-dessus de ses forces, ni la Paix perpétuelle, et qu’il n’avait paru désirer que je fisse un extrait de l’abbé de Saint-Pierre qu’en supposant que je ne m’en tirerais pas si bien.

Plus j’avance dans mes récits, moins j’y puis mettre d’ordre et de suite. L’agitation du reste de ma vie n’a pas laissé aux événements le temps de s’arranger dans ma tête. Ils ont été trop nombreux, trop mêlés, trop désagréables, pour pouvoir être narrés sans confusion. La seule impression forte qu’ils m’ont laissée est celle de l’horrible mystère qui couvre leur cause, et de l’état déplorable où ils m’ont réduit. Mon récit ne peut plus marcher qu’à l’aventure, et selon que les idées me reviendront dans l’esprit. Je me rappelle que dans le temps dont je parle, tout occupé de mes Confessions, j’en parlais très-imprudemment à tout le monde, n’imaginant pas même que personne eût intérêt, ni volonté, ni pouvoir, de mettre obstacle à cette entreprise ; et quand je l’aurais cru, je n’en aurais guère été plus discret, par l’impossibilité totale où je suis par mon naturel de tenir caché rien de ce que je sens et de ce que je pense. Cette entreprise connue fut, autant que j’en puis juger, la véritable cause de l’orage qu’on excita