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Ma troisième perte et la dernière, car depuis lors il ne m’est plus resté d’amis à perdre, fut celle de milord maréchal. Il ne mourut pas ; mais, las de servir des ingrats, il quitta Neuchâtel, et depuis lors je ne l’ai pas revu. Il vit, et me survivra, je l’espère : il vit, et, grâce à lui, tous mes attachements ne sont pas rompus sur la terre : il y reste encore un homme digne de mon amitié ; car son vrai prix est encore plus dans celle qu’on sent que dans celle qu’on inspire : mais j’ai perdu les douceurs que la sienne me prodiguait, et je ne peux plus le mettre qu’au rang de ceux que j’aime encore, mais avec qui je n’ai plus de liaison. Il allait en Angleterre recevoir sa grâce du roi, et racheter ses biens jadis confisqués. Nous ne nous séparâmes point sans des projets de réunion, qui paraissaient presque aussi doux pour lui que pour moi. Il voulait se fixer à son château de Keith-Hall, près d’Aberdeen, et je devais m’y rendre auprès de lui ; mais ce projet me flattait trop pour que j’en pusse espérer le succès. Il ne resta point en Écosse. Les tendres sollicitations du roi de Prusse le rappelèrent à Berlin, et l’on verra bientôt comment je fus empêché de l’y aller joindre.

Avant son départ, prévoyant l’orage que l’on commençait à susciter contre moi, il m’envoya de son propre mouvement des lettres de naturalité, qui semblaient être une précaution très-sûre pour qu’on ne pût pas me chasser du pays. La communauté de Couvet dans le Val-de-Travers imita l’exemple du gouverneur, et me donna des lettres de communier gratuites, comme les premières. Ainsi, devenu de tout point citoyen du pays, j’étais à l’abri de toute expulsion légale, même de la part du prince : mais ce n’a jamais été par des voies légitimes qu’on a pu persécuter celui de tous les hommes qui a toujours le plus respecté les lois.

Je ne crois pas devoir compter au nombre des pertes que je fis en ce même temps celle de l’abbé de Mably. Ayant demeuré chez son frère, j’avais eu quelques liaisons avec lui, mais jamais bien intimes ; et j’ai quelque lieu de croire que ses sentiments à mon égard avaient changé de nature depuis que j’avais acquis plus de célébrité que lui. Mais ce fut à la publication des Lettres de la montagne que j’eus le premier signe de sa mauvaise volonté pour moi. On fit courir dans Genève une lettre à madame Saladin, qui lui était attribuée, et dans