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protection que le roi m’accordait malgré eux, et qu’ils travaillaient sans relâche à m’ôter. Enfin, n’y pouvant réussir, après m’avoir fait tout le tort qu’ils purent et m’avoir décrié de tout leur pouvoir, ils se firent un mérite de leur impuissance, en me faisant valoir la bonté qu’ils avaient de me souffrir dans leur pays. J’aurais dû leur rire au nez pour toute réponse : je fus assez bête pour me piquer, et j’eus l’ineptie de ne vouloir point aller à Neuchâtel ; résolution que je tins près de deux ans, comme si ce n’était pas trop honorer de pareilles espèces que de faire attention à leurs procédés, qui, bons ou mauvais, ne peuvent leur être imputés, puisqu’ils n’agissent jamais que par impulsion. D’ailleurs, des esprits sans culture et sans lumière, qui ne connaissent d’autre objet de leur estime que le crédit, la puissance et l’argent, sont bien éloignés même de soupçonner qu’on doive quelque égard aux talents, et qu’il y ait du déshonneur à les outrager.

Un certain maire de village, qui pour ses malversations avait été cassé, disait au lieutenant du Val-de-Travers, mari de mon Isabelle : On dit que ce Rousseau a tant d’esprit : amenez-le-moi, que je voie si cela est vrai. Assurément, les mécontentements d’un homme qui prend un pareil ton doivent peu fâcher ceux qui les éprouvent.

Sur la façon dont on me traitait à Paris, à Genève, à Berne, à Neuchâtel même, je ne m’attendais pas à plus de ménagement de la part du pasteur du lieu. Je lui avais cependant été recommandé par madame Boy de la Tour, et il m’avait fait beaucoup d’accueil ; mais dans ce pays, où l’on flatte également tout le monde, les caresses ne signifient rien. Cependant, après ma réunion à l’Église réformée, vivant en pays réformé, je ne pouvais, sans manquer à mes engagements et à mon devoir de citoyen, négliger la profession du culte où j’étais entré : j’assistais donc au service divin. D’un autre côté, je craignais, en me présentant à la table sacrée, de m’exposer à l’affront d’un refus ; et il n’était nullement probable qu’après le vacarme fait à Genève par le conseil, et à Neuchâtel par la classe, il voulût m’administrer tranquillement la cène dans son église. Voyant donc approcher le temps de la communion, je pris le parti d’écrire à M. de Montmollin (c’était le nom du ministre), pour faire acte de bonne volonté, et lui déclarer que j’étais toujours uni de cœur à l’Église protestante ; je lui dis en même temps, pour éviter des chicanes sur des articles de