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me conseilla fort de la prendre. Je me fis donc une petite garde-robe arménienne ; mais l’orage excité contre moi m’en fit remettre l’usage à des temps plus tranquilles, et ce ne fut que quelques mois après que, forcé par de nouvelles attaques de recourir aux sondes, je crus pouvoir, sans aucun risque, prendre ce nouvel habillement à Motiers, surtout après avoir consulté le pasteur du lieu, qui me dit que je pouvais le porter au temple même sans scandale. Je pris donc la veste, le cafetan, le bonnet fourré, la ceinture ; et, après avoir assisté dans cet équipage au service divin, je ne vis point d’inconvénient à le porter chez milord maréchal. Son Excellence, me voyant ainsi vêtu, me dit, pour tout compliment, Salamaleki : après quoi tout fut fini, et je ne portai plus d’autre habit.

Ayant quitté tout à fait la littérature, je ne songeai plus qu’à mener une vie tranquille et douce, autant qu’il dépendrait de moi. Seul je n’ai jamais connu l’ennui, même dans le plus parfait désœuvrement : mon imagination, remplissant tous les vides, suffit seule pour m’occuper. Il n’y a que le bavardage inactif de chambre, assis les uns vis-à-vis des autres à ne mouvoir que la langue, que jamais je n’ai pu supporter. Quand on marche, qu’on se promène, encore passe ; les pieds et les yeux font au moins quelque chose ; mais rester là, les bras croisés, à parler du temps qu’il fait et des mouches qui volent, ou, qui pis est, à s’entre-faire des compliments, cela m’est un supplice insupportable. Je m’avisai, pour ne pas vivre en sauvage, d’apprendre à faire des lacets. Je portais mon coussin dans mes visites, ou j’allais comme les femmes travailler à ma porte et causer avec les passants. Cela me faisait supporter l’inanité du babillage, et passer mon temps sans ennui chez mes voisines, dont plusieurs étaient assez aimables et ne manquaient pas d’esprit. Une entre autres, appelée Isabelle d’Ivernois, fille du procureur général de Neuchâtel, me parut assez estimable pour me lier avec elle d’une amitié particulière, dont elle ne s’est pas mal trouvée par les conseils utiles que je lui ai donnés, et par les soins que je lui ai rendus dans des occasions essentielles ; de sorte que maintenant, digne et vertueuse mère de famille, elle me doit peut-être sa raison, son mari, sa vie et son bonheur. De mon côté, je lui dois des consolations très-douces, et surtout durant un bien triste hiver, où, dans le fort de mes maux et de mes peines, elle