Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/394

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous rapprocher. Il voulait absolument me loger au château de Colombier, et me pressa longtemps d’y prendre à demeure l’appartement que j’occupais. Je lui dis enfin que j’étais plus libre chez moi, et que j’aimais mieux passer ma vie à le venir voir. Il approuva cette franchise, et ne m’en parla plus. Ô bon milord ! ô mon digne père ! que mon cœur s’émeut encore en pensant à vous ! Ah ! les barbares ! quel coup ils m’ont porté en vous détachant de moi ! Mais non, non, grand homme, vous êtes et serez toujours le même pour moi, qui suis le même toujours. Ils vous ont trompé, mais ils ne vous ont pas changé.

Milord maréchal n’est pas sans défaut ; c’est un sage, mais c’est un homme. Avec l’esprit le plus pénétrant, avec le tact le plus fin qu’il soit possible d’avoir, avec la plus profonde connaissance des hommes, il se laisse abuser quelquefois, et n’en revient pas. Il a l’humeur singulière, quelque chose de bizarre et d’étranger dans son tour d’esprit. Il paraît oublier les gens qu’il voit tous les jours, et se souvient d’eux au moment qu’ils y pensent le moins : ses attentions paraissent hors de propos ; ses cadeaux sont de fantaisie, et non de convenance. Il donne ou envoie à l’instant ce qui lui passe par la tête, de grand prix ou de nulle valeur, indifféremment. Un jeune Genevois, désirant entrer au service du roi de Prusse, se présente à lui : milord lui donne, au lieu de lettre, un petit sachet plein de pois, qu’il le charge de remettre au roi. En recevant cette singulière recommandation, le roi place à l’instant celui qui la porte. Ces génies élevés ont entre eux un langage que les esprits vulgaires n’entendront jamais. Ces petites bizarreries, semblables aux caprices d’une jolie femme, ne me rendaient milord maréchal que plus intéressant. J’étais bien sûr, et j’ai bien éprouvé dans la suite, qu’elles n’influaient pas sur ses sentiments, ni sur les soins que lui prescrit l’amitié dans les occasions sérieuses. Mais il est vrai que dans sa façon d’obliger il met encore la même singularité que dans ses manières. Je n’en citerai qu’un seul trait sur une bagatelle. Comme la journée de Motiers à Colombier était trop forte pour moi, je la partageais d’ordinaire, en partant après dîner et couchant à Brot, à moitié chemin. L’hôte, appelé Sandoz, ayant à solliciter à Berlin une grâce qui lui importait extrêmement, me pria d’engager Son Excellence à la demander pour lui. Volontiers.