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pas voulu qu’ils fussent damnés éternellement, milord, s’étant opposé aux usurpations des ministres, vit soulever contre lui tout le pays, dont il prenait le parti ; et quand j’y arrivai, ce stupide murmure n’était pas éteint encore. Il passait au moins pour un homme qui se laissait prévenir ; et de toutes les imputations dont il fut chargé, c’était peut-être la moins injuste. Mon premier mouvement, en voyant ce vénérable vieillard, fut de m’attendrir sur la maigreur de son corps, déjà décharné par les ans ; mais en levant les yeux sur sa physionomie animée, ouverte et noble, je me sentis saisi d’un respect mêlé de confiance, qui l’emporta sur tout autre sentiment. Au compliment très-court que je lui fis en l’abordant, il répondit en parlant d’autre chose, comme si j’eusse été là depuis huit jours. Il ne nous dit pas même de nous asseoir. L’empesé châtelain resta debout. Pour moi, je vis dans l’œil perçant et fin de milord je ne sais quoi de si caressant que, me sentant d’abord à mon aise, j’allai sans façon partager son sofa, et m’asseoir à côté de lui. Au ton familier qu’il prit à l’instant, je sentis que cette liberté lui faisait plaisir, et qu’il se disait en lui-même : Celui-ci n’est pas un Neuchâtelois.

Effet singulier de la grande convenance des caractères ! Dans un âge où le cœur a déjà perdu sa chaleur naturelle, celui de ce bon vieillard se réchauffa pour moi d’une façon qui surprit tout le monde. Il vint me voir à Motiers, sous prétexte de tirer des cailles, et y passa deux jours sans toucher un fusil. Il s’établit entre nous une telle amitié, car c’est le mot, que nous ne pouvions nous passer l’un de l’autre. Le château de Colombier, qu’il habitait l’été, était à six lieues de Motiers ; j’allais tous les quinze jours au plus tard y passer vingt-quatre heures, puis je revenais de même en pèlerin, le cœur toujours plein de lui. L’émotion que j’éprouvais jadis dans mes courses de l’Ermitage à Eaubonne était bien différente assurément ; mais elle n’était pas plus douce que celle avec laquelle j’approchais de Colombier. Que de larmes d’attendrissement j’ai souvent versées dans ma route, en pensant aux bontés paternelles, aux vertus aimables, à la douce philosophie de ce respectable vieillard ! Je l’appelais mon père, il m’appelait son enfant. Ces doux noms rendent en partie l’idée de l’attachement qui nous unissait, mais ils ne rendent pas encore celle du besoin que nous avions l’un de l’autre, et du désir continuel de