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Genève, au cas que j’eusse envie d’y retourner. Mon livre y fut brûlé, et j’y fus décrété le 10 juin, c’est-à-dire neuf jours après l’avoir été à Paris. Tant d’incroyables absurdités étaient cumulées dans ce second décret, et l’édit ecclésiastique y était si formellement violé, que je refusai d’ajouter foi aux premières nouvelles qui m’en vinrent, et que, quand elles furent bien confirmées, je tremblai qu’une si manifeste et criante infraction de toutes les lois, à commencer par celle du bon sens, ne mit Genève sens dessus dessous. J’eus de quoi me rassurer ; tout resta tranquille. S’il s’émut quelque rumeur dans la populace, elle ne fut que contre moi, et je fus traité publiquement par toutes les caillettes et par tous les cuistres comme un écolier qu’on menacerait du fouet pour n’avoir pas bien dit son catéchisme.

Ces deux décrets furent le signal du cri de malédiction qui s’éleva contre moi dans toute l’Europe avec une fureur qui n’eut jamais d’exemple. Toutes les gazettes, tous les journaux, toutes les brochures sonnèrent le plus terrible tocsin. Les Français surtout, ce peuple si doux, si poli, si généreux, qui se pique si fort de bienséance et d’égards pour les malheureux, oubliant tout d’un coup ses vertus favorites, se signala par le nombre et la violence des outrages dont il m’accablait à l’envi. J’étais un impie, un athée, un forcené, un enragé, une bête féroce, un loup. Le continuateur du journal de Trévoux fit sur ma prétendue lycanthropie un écart qui montrait assez bien la sienne. Enfin, vous eussiez dit qu’on craignait à Paris de se faire une affaire avec la police, si, publiant un écrit sur quelque sujet que ce pût être, on manquait d’y larder quelque insulte contre moi. En cherchant vainement la cause de cette unanime animosité, je fus prêt à croire que tout le monde était devenu fou. Quoi ! le rédacteur de la Paix perpétuelle souffle la discorde ; l’éditeur du Vicaire savoyard est un impie ; l’auteur de la Nouvelle Héloïse est un loup ; celui de l’Émile est un enragé. Eh ! mon Dieu, qu’aurais-je donc été, si j’avais publié le livre de l’Esprit, ou quelque autre ouvrage semblable ? Et pourtant, dans l’orage qui s’éleva contre l’auteur de ce livre, le public, loin de joindre sa voix à celle de ses persécuteurs, le vengea d’eux par ses éloges. Que l’on compare son livre et les miens, l’accueil différent qu’ils ont reçu, les traitements faits aux deux auteurs dans les divers États de l’Europe ; qu’on trouve à ces différences des causes