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en sorte que je fusse exempté de cette corvée. M. de Villeroy me donna une lettre dont je ne fis point usage, parce que je ne passai pas à Lyon. Cette lettre est restée encore cachetée parmi mes papiers. M. le duc me pressa beaucoup de coucher à Villeroy ; mais j’aimai mieux reprendre la grande route, et je fis encore deux postes le même jour.

Ma chaise était rude, et j’étais trop incommodé pour pouvoir marcher à grandes journées. D’ailleurs je n’avais pas l’air assez imposant pour me faire bien servir ; et l’on sait qu’en France les chevaux de poste ne sentent la gaule que sur les épaules du postillon. En payant grassement les guides, je crus suppléer à la mine et au propos ; ce fut encore pis. Ils me prirent pour un pied-plat, qui marchait par commission, et qui courait la poste pour la première fois de sa vie. Dès lors je n’eus plus que des rosses, et je devins le jouet des postillons. Je finis comme j’aurais dû commencer, par prendre patience, ne rien dire, et aller comme il leur plut.

J’avais de quoi ne pas m’ennuyer en route, en me livrant aux réflexions qui se présentaient sur tout ce qui venait de m’arriver ; mais ce n’était là ni mon tour d’esprit, ni la pente de mon cœur. Il est étonnant avec quelle facilité j’oublie le mal passé, quelque récent qu’il puisse être. Autant sa prévoyance m’effraye et me trouble tant que je la vois dans l’avenir, autant son souvenir me revient faiblement et s’éteint sans peine aussitôt qu’il est arrivé. Ma cruelle imagination, qui se tourmente sans cesse à prévenir les maux qui ne sont point encore, fait diversion à ma mémoire, et m’empêche de me rappeler ceux qui ne sont plus. Contre ce qui est fait il n’y a plus de précautions à prendre, et il est inutile de s’en occuper. J’épuise en quelque façon mon malheur d’avance : plus j’ai souffert à le prévoir, plus j’ai de facilité à l’oublier ; tandis qu’au contraire, sans cesse occupé de mon bonheur passé, je le rappelle et le rumine pour ainsi dire, au point d’en jouir derechef quand je veux. C’est à cette heureuse disposition, je le sens, que je dois de n’avoir jamais connu cette humeur rancunière qui fermente dans un cœur vindicatif par le souvenir continuel des offenses reçues, et qui le tourmente lui-même de tout le mal qu’il voudrait faire à son ennemi. Naturellement emporté, j’ai senti la colère, la fureur même dans les premiers mouvements ; mais jamais un désir de vengeance ne prit racine au dedans de moi. Je m’occupe trop peu de l’offense