Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/371

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

doutais pas que, trouvant ici l’occasion plus favorable, il n’eût grand soin d’en profiter. Je savais que, malgré tous les beaux semblants, il régnait contre moi, dans tous les cœurs genevois, une secrète jalousie qui n’attendait que l’occasion de s’assouvir. Néanmoins, l’amour de la patrie me rappelait dans la mienne ; et si j’avais pu me flatter d’y vivre en paix, je n’aurais pas balancé : mais l’honneur ni la raison ne me permettant pas de m’y réfugier comme un fugitif, je pris le parti de m’en rapprocher seulement, et d’aller attendre, en Suisse, celui qu’on prendrait à Genève à mon égard. On verra bientôt que cette incertitude ne dura pas longtemps.

Madame de Boufflers désapprouva beaucoup cette résolution, et fit de nouveaux efforts pour m’engager à passer en Angleterre. Elle ne m’ébranla pas. Je n’ai jamais aimé l’Angleterre ni les Anglais ; et toute l’éloquence de madame de Boufflers, loin de vaincre ma répugnance, semblait l’augmenter, sans que je susse pourquoi.

Décidé à partir le même jour, je fus dès le matin parti pour tout le monde ; et la Roche, par qui j’envoyai chercher mes papiers, ne voulut pas dire à Thérèse elle-même si je l’étais ou ne l’étais pas. Depuis que j’avais résolu d’écrire un jour mes Mémoires, j’avais accumulé beaucoup de lettres et autres papiers ; de sorte qu’il fallut plusieurs voyages. Une partie de ces papiers déjà triés furent mis à part, et je m’occupai le reste de la matinée à trier les autres, afin de n’emporter que ce qui pouvait m’être utile, et brûler le reste. M. de Luxembourg voulut bien m’aider à ce travail, qui se trouva si long que nous ne pûmes achever dans la matinée, et je n’eus le temps de rien brûler. Monsieur le maréchal m’offrit de se charger du reste du triage, de brûler le rebut lui-même, sans s’en rapporter à qui que ce fût, de m’envoyer tout ce qui aurait été mis à part. J’acceptai l’offre, fort aise d’être délivré de ce soin, pour pouvoir passer le peu d’heures qui me restaient avec des personnes si chères, que j’allais quitter pour jamais. Il prit la clef de la chambre où je laissais ces papiers, et à mon instante prière il envoya chercher ma pauvre tante qui se consumait dans la perplexité mortelle de ce que j’étais devenu, et de ce qu’elle allait devenir, et attendant à chaque instant les huissiers, sans savoir comment se conduire et que leur répondre. La Roche l’amena au château, sans lui rien dire ; elle me croyait déjà bien loin : en m’apercevant,