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adorable autant par la douceur, par la bonté de son charmant caractère, que par l’agrément de son esprit et par l’inaltérable gaieté de son humeur ; enfin madame Dupin, la plus belle des trois, et la seule à qui l’on n’ait point reproché d’écart dans sa conduite. Elle fut le prix de l’hospitalité de M. Dupin, à qui sa mère la donna avec une place de fermier général et une fortune immense, en reconnaissance du bon accueil qu’il lui avait fait dans sa province. Elle était encore, quand je la vis pour la première fois, une des plus belles femmes de Paris. Elle me reçut à sa toilette. Elle avait les bras nus, les cheveux épars, son peignoir mal arrangé. Cet abord m’était très-nouveau ; ma pauvre tête n’y tint pas ; je me trouble, je m’égare ; et bref, me voilà épris de madame Dupin.

Mon trouble ne parut pas me nuire auprès d’elle ; elle ne s’en aperçut point. Elle accueillit le livre et l’auteur, me parla de mon projet en personne instruite, chanta, s’accompagna du clavecin, me retint à dîner, me fit mettre à table à côté d’elle. Il n’en fallait pas tant pour me rendre fou ; je le devins. Elle me permit de la venir voir : j’usai, j’abusai de la permission. J’y allais presque tous les jours, j’y dînais deux ou trois fois la semaine. Je mourais d’envie de parler ; je n’osai jamais. Plusieurs raisons renforçaient ma timidité naturelle. L’entrée d’une maison opulente est une porte ouverte à la fortune ; je ne voulais pas, dans ma situation, risquer de me la fermer. Madame Dupin, tout aimable qu’elle était, était sérieuse et froide ; je ne trouvais rien dans ses manières d’assez agaçant pour m’enhardir. Sa maison, aussi brillante alors qu’aucune autre dans Paris, rassemblait des sociétés auxquelles il ne manquait que d’être un peu moins nombreuses pour être d’élite dans tous les genres. Elle aimait à voir tous les gens qui jetaient de l’éclat : les grands, les gens de lettres, les belles femmes. On ne voyait chez elle que ducs, ambassadeurs, cordons bleus. Madame la princesse de Rohan, madame la comtesse de Forcalquier, madame de Mirepoix, madame de Brignolé, milady Hervey pouvaient passer pour ses amies. M. de Fontenelle, l’abbé de Saint-Pierre, l’abbé Sallier, M. de Fourmont, M. de Bernis, M. de Buffon, M. de Voltaire étaient de son cercle et de ses dîners. Si son maintien réservé n’attirait pas beaucoup les jeunes gens, sa société, d’autant mieux composée, n’en était que plus