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Elle me parut agitée. C’était la première fois. Son trouble me toucha. Dans ce moment de surprise, au milieu de la nuit, je n’étais pas moi-même exempt d’émotion ; mais en la voyant je m’oubliai moi-même pour ne penser qu’à elle, et au triste rôle qu’elle allait jouer si je me laissais prendre : car me sentant assez de courage pour ne dire jamais que la vérité, dût-elle me nuire et me perdre, je ne me sentais ni assez de présence d’esprit, ni assez d’adresse, ni peut-être assez de fermeté, pour éviter de la compromettre, si j’étais vivement pressé. Cela me décida à sacrifier ma gloire à sa tranquillité, à faire pour elle, en cette occasion, ce que rien ne m’eût fait faire pour moi. Dans l’instant que ma résolution fut prise, je la lui déclarai, ne voulant point gâter le prix de mon sacrifice en le lui faisant acheter. Je suis certain qu’elle ne put se tromper sur mon motif ; cependant elle ne me dit pas un mot qui marquât qu’elle y fût sensible. Je fus choqué de cette indifférence, au point de balancer à me rétracter : mais monsieur le maréchal survint ; madame de Boufflers arriva de Paris quelques moments après. Ils firent ce qu’aurait dû faire madame de Luxembourg. Je me laissai flatter. J’eus honte de me dédire, et il ne fut plus question que du lieu de ma retraite, et du temps de mon départ. M. de Luxembourg me proposa de rester chez lui quelques jours incognito, pour délibérer, et prendre nos mesures plus à loisir ; je n’y consentis point, non plus qu’à la proposition d’aller secrètement au Temple. Je m’obstinai à vouloir partir dès le même jour, plutôt que de rester caché où que ce pût être.

Sentant que j’avais des ennemis secrets et puissants dans le royaume, je jugeai que, malgré mon attachement pour la France, j’en devais sortir pour assurer ma tranquillité. Mon premier mouvement fut de me retirer à Genève ; mais un instant de réflexion suffit pour me dissuader de faire cette sottise. Je savais que le ministère de France, encore plus puissant à Genève qu’à Paris, ne me laisserait pas plus en paix dans une de ces villes que dans l’autre, s’il avait résolu de me tourmenter. Je savais que le Discours sur l’inégalité avait excité contre moi, dans le conseil, une haine d’autant plus dangereuse qu’il n’osait la manifester. Je savais qu’en dernier lieu, quand la Nouvelle Héloïse parut, il s’était pressé de la défendre, à la sollicitation du docteur Tronchin ; mais voyant que personne ne l’imitait, pas même à Paris, il eut honte de cette étourderie, et retira la défense. Je ne