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établis tout à côté de moi ; en sorte que de leur chambre on entendait tout ce qui se disait dans la mienne et sur ma terrasse, et que de leur jardin on pouvait très-aisément escalader le petit mur qui le séparait de mon donjon. J’avais fait de ce donjon mon cabinet de travail, en sorte que j’y avais une table couverte d’épreuves et de feuilles de l’Émile et du Contrat social ; et brochant ces feuilles à mesure qu’on me les envoyait, j’avais là tous mes volumes longtemps avant qu’on les publiât. Mon étourderie, ma négligence, ma confiance en M. Mathas, dans le jardin duquel j’étais clos, faisaient que souvent, oubliant de fermer le soir mon donjon, je le trouvais le matin tout ouvert ; ce qui ne m’eût guère inquiété, si je n’avais cru remarquer du dérangement dans mes papiers. Après avoir fait plusieurs fois cette remarque, je devins plus soigneux de fermer le donjon. La serrure était mauvaise, la clef ne fermait qu’à demi-tour. Devenu plus attentif, je trouvai un plus grand dérangement encore que quand je laissais tout ouvert. Enfin, un de mes volumes se trouva éclipsé pendant un jour et deux nuits, sans qu’il me fût possible de savoir ce qu’il était devenu jusqu’au matin du troisième jour, que je le retrouvai sur ma table. Je n’eus ni n’ai jamais eu de soupçon sur M. Mathas, ni sur son neveu M. Dumoulin, sachant qu’ils m’aimaient l’un et l’autre, et prenant en eux toute confiance. Je commençais d’en avoir moins dans les Commères. Je savais que, quoique jansénistes, ils avaient quelques liaisons avec d’Alembert et logeaient dans la même maison. Cela me donna quelque inquiétude et me rendit plus attentif. Je retirai mes papiers dans ma chambre, et je cessai tout à fait de voir ces gens-là, ayant su d’ailleurs qu’ils avaient fait parade, dans plusieurs maisons, du premier volume de l’Émile, que j’avais eu l’imprudence de leur prêter. Quoiqu’ils continuassent d’être mes voisins jusqu’à mon départ, je n’ai plus eu de communication avec eux depuis lors.

Le Contrat social parut un mois ou deux avant l’Émile. Rey, dont j’avais toujours exigé qu’il n’introduirait jamais furtivement en France aucun de mes livres, s’adressa au magistrat pour obtenir la permission de faire entrer celui-ci par Rouen, où il fit par mer son envoi. Rey n’eut aucune réponse : ses ballots restèrent à Rouen plusieurs mois, au bout desquels on les lui renvoya, après avoir tenté de les