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de ce pouvoir. Je savais que monsieur le chancelier était aussi fort ami des jésuites : je craignais que le fils, intimidé par le père, ne se vît forcé de leur abandonner l’ouvrage qu’il avait protégé. Je croyais même voir l’effet de cet abandon dans les chicanes que l’on commençait à me susciter sur les deux premiers volumes, où l’on exigeait des cartons pour des riens ; tandis que les deux autres volumes étaient, comme on ne l’ignorait pas, remplis de choses si fortes, qu’il eût fallu les refondre en entier, en les censurant comme les deux premiers. Je savais de plus, et M. de Malesherbes me le dit lui-même, que l’abbé de Grave, qu’il avait chargé de l’inspection de cette édition, était encore un autre partisan des jésuites. Je ne voyais partout que jésuites, sans songer qu’à la veille d’être anéantis, et tout occupés de leur propre défense, ils avaient autre chose à faire que d’aller tracasser sur l’impression d’un livre où il ne s’agissait pas d’eux. J’ai tort de dire sans songer, car j’y songeais très-bien ; et c’est même une objection que M. de Malesherbes eut soin de me faire sitôt qu’il fut instruit de ma vision : mais, par un autre de ces travers d’un homme qui du fond de sa retraite veut juger du secret des grandes affaires, dont il ne sait rien, je ne voulus jamais croire que les jésuites fussent en danger, et je regardais le bruit qui s’en répandait comme un leurre de leur part, pour endormir leurs adversaires. Leurs succès passés, qui ne s’étaient jamais démentis, me donnaient une si terrible idée de leur puissance, que je déplorais déjà l’avilissement du parlement. Je savais que M. de Choiseul avait étudié chez les jésuites, que madame de Pompadour n’était point mal avec eux, et que leur ligue avec les favorites et les ministres avait toujours paru avantageuse aux uns et aux autres contre leurs ennemis communs. La cour paraissait ne se mêler de rien ; et, persuadé que si la société recevait un jour quelque rude échec, ce ne serait jamais le parlement qui serait assez fort pour le lui porter, je tirais de cette inaction de la cour le fondement de leur confiance et l’augure de leur triomphe. Enfin, ne voyant dans tous les bruits du jour qu’une feinte et des pièges de leur part, et leur croyant dans leur sécurité du temps pour vaquer à tout, je ne doutais pas qu’ils n’écrasassent dans peu le jansénisme, et le parlement, et les encyclopédistes, et tout ce qui n’aurait pas porté leur joug ; et qu’enfin s’ils laissaient paraître mon livre,