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le plaisir de ne dire à personne que vous m’ayez lu ce morceau. Cette frappante manière de s’exprimer me surprit sans m’effrayer. Je savais que Duclos voyait beaucoup M. de Malesherbes. J’eus peine à concevoir comment il pensait si différemment que lui sur le même objet.

Je vivais à Montmorency depuis plus de quatre ans, sans y avoir eu un seul jour de bonne santé. Quoique l’air y soit excellent, les eaux y sont mauvaises ; et cela peut très-bien être une des causes qui contribuaient à empirer mes maux habituels. Sur la fin de l’automne 1761, je tombai tout à fait malade, et je passai l’hiver entier dans des souffrances presque sans relâche. Le mal physique, augmenté par mille inquiétudes, me les rendit aussi plus sensibles. Depuis quelque temps, de sourds et tristes pressentiments me troublaient sans que je susse à propos de quoi. Je recevais des lettres anonymes assez singulières, et même des lettres signées qui ne l’étaient guère moins. J’en reçus une d’un conseiller au parlement de Paris, qui, mécontent de la présente constitution des choses, et n’augurant pas bien des suites, me consultait sur le choix d’un asile à Genève ou en Suisse, pour s’y retirer avec sa famille. J’en reçus une de M. de…, président à mortier au parlement de…, lequel me proposait de rédiger pour ce parlement, qui pour lors était mal avec la cour, des mémoires et remontrances, offrant de me fournir tous les documents et matériaux dont j’aurais besoin pour cela. Quand je souffre, je suis sujet à l’humeur. J’en avais en recevant ces lettres ; j’en mis dans les réponses que j’y fis, refusant tout à plat ce qu’on me demandait. Ce refus n’est assurément pas ce que je me reproche, puisque ces lettres pouvaient être des pièges de mes ennemis, et ce qu’on me demandait était contraire à des principes dont je voulais moins me départir que jamais : mais pouvant refuser avec aménité, je refusai avec dureté ; et voilà en quoi j’eus tort.

On trouvera parmi mes papiers les deux lettres dont je viens de parler. Celle du conseiller ne me surprit pas absolument, parce que je pensais, comme lui et comme beaucoup d’autres, que la constitution déclinante menaçait la France d’un prochain délabrement. Les désastres d’une guerre malheureuse, qui tous venaient de la faute du gouvernement ; l’incroyable désordre des finances ; les tiraillements continuels de l’administration, partagée jusqu’alors entre deux ou trois