Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/349

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

voir les épreuves, pour ne pas laisser estropier et défigurer mon livre. D’ailleurs, l’ouvrage s’imprimait tellement de l’aveu du magistrat, que c’était lui qui dirigeait en quelque sorte l’entreprise, qu’il m’écrivait très-souvent, et qu’il me vint voir même à ce sujet, dans une occasion dont je vais parler à l’instant.

Tandis que Duchesne avançait à pas de tortue, Néaulme, qu’il retenait, avançait encore plus lentement. On ne lui envoyait pas fidèlement les feuilles à mesure qu’elles s’imprimaient. Il crut apercevoir de la mauvaise foi dans la manœuvre de Duchesne, c’est-à-dire de Guy, qui faisait pour lui ; et voyant qu’on n’exécutait pas le traité, il m’écrivit lettres sur lettres pleines de doléances et de griefs, auxquels je pouvais encore moins remédier qu’à ceux que j’avais pour mon compte. Son ami Guérin, qui me voyait alors fort souvent, me parlait incessamment de ce livre, mais toujours avec la plus grande réserve. Il savait et ne savait pas qu’on l’imprimait en France ; il savait et ne savait pas que le magistrat s’en mêlât : en me plaignant des embarras qu’allait me donner ce livre, il semblait m’accuser d’imprudence, sans vouloir jamais dire en quoi elle consistait ; il biaisait et tergiversait sans cesse ; il semblait ne parler que pour me faire parler. Ma sécurité pour lors était si complète, que je riais du ton circonspect et mystérieux qu’il mettait à cette affaire, comme d’un tic contracté chez les ministres et les magistrats, dont il fréquentait assez les bureaux. Sûr d’être en règle à tous égards sur cet ouvrage, fortement persuadé qu’il avait non-seulement l’agrément et la protection du magistrat, mais même qu’il méritait et qu’il avait de même la faveur du ministre, je me félicitais de mon courage à bien faire, et je riais de mes pusillanimes amis, qui paraissaient s’inquiéter pour moi. Duclos fut de ce nombre, et j’avoue que ma confiance en sa droiture et en ses lumières eût pu m’alarmer à son exemple, si j’en avais eu moins dans l’utilité de l’ouvrage et dans la probité de ses patrons. Il me vint voir de chez M. Baille, tandis que l’Émile était sous presse ; il m’en parla. Je lui lus la Profession de foi du vicaire savoyard ; il l’écouta très-paisiblement, et, ce me semble, avec grand plaisir. Il me dit, quand j’eus fini : Quoi, citoyen, cela fait partie d’un livre qu’on imprime à Paris ? — Oui ! lui dis-je, et l’on devrait l’imprimer au Louvre, par ordre du roi. — J’en conviens, me dit-il ; mais faites-moi