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et de reconnaissance qu’assurément je partageais bien, les amitiés dont M. et madame de Luxembourg me comblaient en elle me touchant bien plus vivement encore que celles qu’ils me faisaient directement.

Pendant assez longtemps les choses en restèrent là : mais enfin madame la maréchale poussa la bonté jusqu’à vouloir retirer un de mes enfants. Elle savait que j’avais fait mettre un chiffre dans les langes de l’aîné ; elle me demanda le double de ce chiffre ; je le lui donnai. Elle employa pour cette recherche la Roche, son valet de chambre et son homme de confiance, qui fit de vaines perquisitions et ne trouva rien, quoiqu’au bout de douze ou quatorze ans seulement, si les registres des Enfants-Trouvés étaient bien en ordre, ou que la recherche eût été bien faite, ce chiffre n’eût pas dû être introuvable. Quoi qu’il en soit, je fus moins fâché de ce mauvais succès que je ne l’aurais été si j’avais suivi cet enfant dès sa naissance. Si à l’aide du renseignement on m’eût présenté quelque enfant pour le mien, le doute si ce l’était bien en effet, si on ne lui en substituait point un autre, m’eût resserré le cœur par l’incertitude, et je n’aurais point goûté dans tout son charme le vrai sentiment de la nature : il a besoin, pour se soutenir, au moins durant l’enfance, d’être appuyé sur l’habitude. Le long éloignement d’un enfant qu’on ne connaît pas encore affaiblit, anéantit enfin les sentiments paternels et maternels ; et jamais on n’aimera celui qu’on a mis en nourrice comme celui qu’on a nourri sous ses yeux. La réflexion que je fais ici peut exténuer mes torts dans leurs effets, mais c’est en les aggravant dans leur source.

Il n’est peut-être pas inutile de remarquer que, par l’entremise de Thérèse, ce même la Roche fit connaissance avec madame le Vasseur, que Grimm continuait de tenir à Deuil, à la porte de la Chevrette et tout près de Montmorency. Quand je fus parti, ce fut par M. la Roche que je continuai de faire remettre à cette femme l’argent que je n’ai point cessé de lui envoyer, et je crois qu’il lui portait aussi souvent des présents de la part de madame la maréchale ; ainsi elle n’était sûrement pas à plaindre, quoiqu’elle se plaignît toujours. À l’égard de Grimm, comme je n’aime point à parler des gens que je dois haïr, je n’en parlais jamais à madame de Luxembourg que malgré moi, mais elle me mit plusieurs fois sur son chapitre, sans me dire ce qu’elle en pensait, et sans me laisser pénétrer jamais si cet homme était de