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si grand bien, d’un si grand nom, de tant de titres et de dignités, dévorer avec l’avidité d’un mendiant un pauvre petit morceau de pain ! Enfin, j’eus beau dire et beau faire, le médecin l’emporta, et l’enfant mourut de faim.

La même confiance aux charlatans, qui fit périr le petit-fils, creusa le tombeau du grand-père, et il s’y joignit de plus la pusillanimité de vouloir se dissimuler les infirmités de l’âge. M. de Luxembourg avait eu par intervalles quelque douleur au gros doigt du pied ; il en eut une atteinte à Montmorency, qui lui donna de l’insomnie et un peu de fièvre. J’osai prononcer le mot de goutte, madame de Luxembourg me tança. Le valet de chambre, chirurgien de monsieur le maréchal, soutint que ce n’était pas la goutte, et se mit à panser la partie souffrante avec du baume tranquille. Malheureusement la douleur se calma, et quand elle revint, on ne manqua pas d’employer le même remède qui l’avait calmée : la constitution s’altéra, les maux augmentèrent, et les remèdes en même raison. Madame de Luxembourg, qui vit bien enfin que c’était la goutte, s’opposa à cet insensé traitement. On se cacha d’elle, et M. de Luxembourg périt par sa faute au bout de quelques années, pour avoir voulu s’obstiner à guérir. Mais n’anticipons point de si loin sur les malheurs : combien j’en ai d’autres à narrer avant celui-là !

Il est singulier avec quelle fatalité tout ce que je pouvais dire et faire semblait fait pour déplaire à madame de Luxembourg, lors même que j’avais le plus à cœur de conserver sa bienveillance. Les afflictions que M. de Luxembourg éprouvait coup sur coup ne faisaient que m’attacher à lui davantage, et par conséquent à madame de Luxembourg : car ils m’ont toujours paru si sincèrement unis, que les sentiments que l’on avait pour l’un s’étendaient nécessairement à l’autre. Monsieur le maréchal vieillissait. Son assiduité à la cour, les soins qu’elle entraînait, les chasses continuelles, la fatigue surtout du service durant son quartier, auraient demandé la vigueur d’un jeune homme, et je ne voyais plus rien qui pût soutenir la sienne dans cette carrière. Puisque ses dignités devaient être dispersées et son nom éteint après lui, peu lui importait de continuer une vie laborieuse, dont l’objet principal avait été de ménager la faveur du prince à ses enfants. Un jour que nous n’étions que nous trois, et qu’il se plaignait