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un autre, et l’un de ses officiers des chasses écrivit par ses ordres que c’était de la chasse de Son Altesse, et du gibier tiré de sa propre main. Je le reçus encore ; mais j’écrivis à madame de Boufflers que je n’en recevrais plus. Cette lettre fut généralement blâmée, et méritait de l’être. Refuser des présents en gibier, d’un prince du sang, qui de plus met tant d’honnêteté dans l’envoi, est moins la délicatesse d’un homme fier qui veut conserver son indépendance, que la rusticité d’un malappris qui se méconnaît. Je n’ai jamais relu cette lettre dans mon recueil sans en rougir, et sans me reprocher de l’avoir écrite. Mais enfin je n’ai pas entrepris mes Confessions pour taire mes sottises, et celle-là me révolte trop moi-même pour qu’il me soit permis de la dissimuler.

Si je ne fis pas celle de devenir son rival, il s’en fallut peu : car alors madame de Boufflers était encore sa maîtresse, et je n’en savais rien. Elle me venait voir assez souvent avec le chevalier de Lorenzy. Elle était belle et jeune encore ; elle affectait l’esprit romain, et moi je l’eus toujours romanesque ; cela se tenait d’assez près. Je faillis me prendre ; je crois qu’elle le vit : le chevalier le vit aussi ; du moins il m’en parla, et de manière à ne pas me décourager. Mais pour le coup je fus sage, et il en était temps à cinquante ans. Plein de la leçon que je venais de donner aux barbons dans ma lettre à d’Alembert, j’eus honte d’en profiter si mal moi-même ; d’ailleurs, apprenant ce que j’avais ignoré, il aurait fallu que la tête m’eût tourné, pour porter si haut mes concurrences. Enfin, mal guéri peut-être encore de ma passion pour madame d’Houdetot, je sentis que plus rien ne la pouvait remplacer dans mon cœur, et je fis mes adieux à l’amour pour le reste de ma vie. Au moment où j’écris ceci, je viens d’avoir d’une jeune femme, qui avait ses vues, des agaceries bien dangereuses, et avec des yeux bien inquiétants ; mais si elle a fait semblant d’oublier mes douze lustres, pour moi je m’en suis souvenu. Après m’être tiré de ce pas, je ne crains plus de chutes, et je réponds de moi pour le reste de mes jours.

Madame de Boufflers, s’étant aperçue de l’émotion qu’elle m’avait donnée, put s’apercevoir aussi que j’en avais triomphé. Je ne suis ni assez fou ni assez vain pour croire avoir pu lui inspirer du goût à mon âge ; mais, sur certains propos qu’elle tint à Thérèse, j’ai cru lui avoir