pain : à étudier par cœur des passages de poètes, que j’avais appris cent fois et autant de fois oubliés. Tous les matins, vers les dix heures, j’allais me promener au Luxembourg, un Virgile ou un Rousseau dans ma poche ; et là, jusqu’à l’heure du dîner, je remémorais tantôt une ode sacrée et tantôt une bucolique, sans me rebuter de ce qu’en repassant celle du jour, je ne manquais pas d’oublier celle de la veille. Je me rappelais qu’après la défaite de Nicias à Syracuse les Athéniens captifs gagnaient leur vie à réciter les poèmes d’Homère. Le parti que je tirai de ce trait d’érudition, pour me prémunir contre la misère, fut d’exercer mon heureuse mémoire à retenir tous les poètes par cœur.
J’avais un autre expédient non moins solide dans les échecs, auxquels je consacrais régulièrement, chez Maugis, les après-midi des jours que je n’allais pas au spectacle. Je fis là connaissance avec M. de Légal, avec un M. Husson, avec Philidor, avec tous les grands joueurs d’échecs de ce temps-là, et n’en devins pas plus habile. Je ne doutai pas cependant que je ne devinsse à la fin plus fort qu’eux tous ; et c’en était assez, selon moi, pour me servir de ressource. De quelque folie que je m’engouasse, j’y portais toujours la même manière de raisonner. Je me disais : Quiconque prime en quelque chose est toujours sûr d’être recherché. Primons donc, n’importe en quoi ; je serai recherché, les occasions se présenteront, et mon mérite fera le reste. Cet enfantillage n’était pas le sophisme de ma raison, c’était celui de mon indolence. Effrayé des grands et rapides efforts qu’il aurait fallu faire pour m’évertuer, je tâchais de flatter ma paresse, et je m’en voilais la honte par des arguments dignes d’elle.
J’attendais ainsi tranquillement la fin de mon argent ; et je crois que je serais arrivé au dernier sou sans m’en émouvoir davantage, si le P. Castel, que j’allais voir quelquefois en allant au café, ne m’eût arraché de ma léthargie. Le P. Castel était fou, mais bon homme au demeurant : il était fâché de me voir consumer ainsi sans rien faire. Puisque les musiciens, me dit-il, puisque les savants ne chantent pas à votre unisson, changez de corde et voyez les femmes, vous réussirez peut-être mieux de ce côté-là. J’ai parlé de vous à madame de Beuzenval ; allez la voir de ma part. C’est une bonne femme, qui verra avec plaisir un pays de son fils et de son mari. Vous verrez