Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/315

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sens de mademoiselle Amélie n’étaient pas plus purs que les miens ; et je puis jurer même que si dans ce moment j’avais pu éviter sa rencontre, je l’aurais fait ; non qu’elle ne me fît grand plaisir à voir, mais par l’embarras de trouver en passant quelque mot agréable à lui dire. Comment se peut-il qu’un enfant même intimide un homme que le pouvoir des rois n’a pas effrayé ? Quel parti prendre ? Comment se conduire, dénué de tout impromptu dans l’esprit ? Si je me force à parler aux gens que je rencontre, je dis une balourdise infailliblement : si je ne dis rien, je suis un misanthrope, un animal farouche, un ours. Une totale imbécillité m’eût été bien plus favorable ; mais les talents dont j’ai manqué dans le monde ont fait les instruments de ma perte, des talents que j’eus à part moi.

À la fin de ce même voyage, madame de Luxembourg fit une bonne œuvre à laquelle j’eus quelque part. Diderot ayant très imprudemment offensé madame la princesse de Robeck, fille de M. de Luxembourg, Palissot, qu’elle protégeait, la vengea par la comédie des Philosophes, dans laquelle je fus tourné en ridicule, et Diderot extrêmement maltraité. L’auteur m’y ménagea davantage, moins, je pense, à cause de l’obligation qu’il m’avait, que de peur de déplaire au père de sa protectrice, dont il savait que j’étais aimé. Le libraire Duchesne, qu’alors je ne connaissais point, m’envoya cette pièce quand elle fut imprimée ; et je soupçonne que ce fut par l’ordre de Palissot, qui crut peut-être que je verrais avec plaisir déchirer un homme avec lequel j’avais rompu. Il se trompa fort. En rompant avec Diderot, que je croyais moins méchant qu’indiscret et faible, j’ai toujours conservé dans l’âme de l’attachement pour lui, même de l’estime, et du respect pour notre ancienne amitié, que je sais avoir été longtemps aussi sincère de sa part que de la mienne. C’est tout autre chose avec Grimm, homme faux par caractère, qui ne m’aima jamais, qui n’est pas même capable d’aimer, et qui, de gaieté de cœur, sans aucun sujet de plainte, et seulement pour contenter sa noire jalousie, s’est fait, sous le masque, mon plus cruel calomniateur. Celui-ci n’est plus rien pour moi : l’autre sera toujours mon ancien ami. Mes entrailles s’émurent à la vue de cette odieuse pièce : je n’en pus supporter la lecture, et, sans l’achever, je la renvoyai à Duchesne avec la lettre suivante :