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stance. Je fus surpris de voir ce magistrat, toujours si craintif, devenir si coulant dans cette affaire. Comme l’impression d’un livre qu’il approuvait était par cela seul légitime, je n’avais plus d’objection à faire contre celle de cet ouvrage. Cependant, par un scrupule extraordinaire, j’exigeai toujours que l’ouvrage s’imprimerait en Hollande, et même par le libraire Néaulme, que je ne me contentai pas d’indiquer, mais que j’en prévins ; consentant, au reste, que l’édition se fît au profit d’un libraire français, et que, quand elle serait faite, on la débitât, soit à Paris, soit où l’on voudrait, attendu que ce débit ne me regardait pas. Voilà exactement ce qui fut convenu entre madame de Luxembourg et moi ; après quoi je lui remis mon manuscrit.

Elle avait amené à ce voyage sa petite-fille, mademoiselle de Boufflers, aujourd’hui madame la duchesse de Lauzun. Elle s’appelait Amélie. C’était une charmante personne. Elle avait vraiment une figure, une douceur, une timidité virginale. Rien de plus aimable et de plus intéressant que sa figure, rien de plus tendre et de plus chaste que les sentiments qu’elle inspirait. D’ailleurs, c’était une enfant ; elle n’avait pas onze ans. Madame la maréchale, qui la trouvait trop timide, faisait ses efforts pour l’animer. Elle me permit plusieurs fois de lui donner un baiser ; ce que je fis avec ma maussaderie ordinaire. Au lieu des gentillesses qu’un autre eût dites à ma place, je restais là muet, interdit, et je ne sais lequel était le plus honteux, de la pauvre petite ou de moi. Un jour je la rencontrai seule dans l’escalier du petit château ; elle venait de voir Thérèse, avec laquelle sa gouvernante était encore. Faute de savoir quoi lui dire, je lui proposai un baiser, que, dans l’innocence de son cœur, elle ne refusa pas, en ayant reçu un le matin même, par l’ordre de sa grand’maman, et en sa présence. Le lendemain, lisant l’Émile au chevet de madame la maréchale, je tombai précisément sur un passage où je censure, avec raison, ce que j’avais fait la veille. Elle trouva la réflexion très-juste, et dit là-dessus quelque chose de fort sensé, qui me fit rougir. Que je maudis mon incroyable bêtise, qui m’a si souvent donné l’air vil et coupable, quand je n’étais que sot et embarrassé ! Bêtise qu’on prend même pour une fausse excuse dans un homme qu’on sait n’être pas sans esprit. Je puis jurer que dans ce baiser si répréhensible, ainsi que dans les autres, le cœur et les