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nouveaux s’effacent si bien mutuellement, qu’aucun ne demeure. Vous m’oublierez, madame, après m’avoir mis hors d’état de vous imiter. Vous aurez beaucoup fait pour me rendre malheureux, et pour être inexcusable. »

Je lui joignais là M. de Luxembourg, afin de rendre le compliment moins dur pour elle ; car, au reste, je me sentais si sûr de lui, qu’il ne m’était pas même venu dans l’esprit une seule crainte sur la durée de son amitié. Rien de ce qui m’intimidait de la part de madame la maréchale ne s’est un moment étendu jusqu’à lui. Je n’ai jamais eu la moindre défiance sur son caractère, que je savais être faible, mais sûr. Je ne craignais pas plus de sa part un refroidissement, que je n’en attendais un attachement héroïque. La simplicité, la familiarité de nos manières l’un avec l’autre, marquaient combien nous comptions réciproquement sur nous. Nous avions raison tous deux : j’honorerai, je chérirai, tant que je vivrai, la mémoire de ce digne seigneur ; et quoi qu’on ait pu faire pour le détacher de moi, je suis aussi certain qu’il est mort mon ami, que si j’avais reçu son dernier soupir.

Au second voyage de Montmorency, de l’année 1760, la lecture de la Julie étant finie, j’eus recours à celle de l’Émile pour me soutenir auprès de madame de Luxembourg ; mais cela ne réussit pas si bien, soit que la matière fût moins de son goût, soit que tant de lecture l’ennuyât à la fin. Cependant, comme elle me reprochait de me laisser duper par mes libraires, elle voulut que je lui laissasse le soin de faire imprimer cet ouvrage, afin d’en tirer un meilleur parti. J’y consentis, sous l’expresse condition qu’il ne s’imprimerait point en France ; et c’est sur quoi nous eûmes une longue dispute ; moi prétendant que la permission tacite était impossible à obtenir, imprudente même à demander, et ne voulant point permettre autrement l’impression dans le royaume ; elle soutenant que cela ne ferait pas même une difficulté à la censure, dans le système que le gouvernement avait adopté. Elle trouva le moyen de faire entrer dans ses vues M. de Malesherbes, qui m’écrivit à ce sujet une longue lettre toute de sa main, pour me prouver que la Profession de foi du vicaire savoyard était précisément une pièce faite pour avoir partout l’approbation du genre humain, et celle de la cour dans la circon-