Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/310

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

je ne trouvasse encore ni diminution dans son empressement, ni changement dans ses manières, la continuation, l’augmentation même d’un pressentiment trop bien fondé, me faisait trembler sans cesse que l’ennui ne succédât bientôt à cet engouement. Pouvais-je attendre d’une si grande dame une constance à l’épreuve de mon peu d’adresse à la soutenir ? Je ne savais pas même lui cacher ce pressentiment sourd qui m’inquiétait, et ne me rendait que plus maussade. On en jugera par la lettre suivante, qui contient une bien singulière prédiction.

N. B. Cette lettre, sans date dans mon brouillon, est du mois d’octobre 1760, au plus tard.

« Que vos bontés sont cruelles ! Pourquoi troubler la paix d’un solitaire, qui renonçait aux plaisirs de la vie pour n’en plus sentir les ennuis ? J’ai passé mes jours à chercher en vain des attachements solides ; je n’en ai pu former dans les conditions auxquelles je pouvais atteindre : est-ce dans la vôtre que j’en dois chercher ? L’ambition ni l’intérêt ne me tentent pas ; je suis peu vain, peu craintif ; je puis résister à tout, hors aux caresses. Pourquoi m’attaquez-vous tous deux par un faible qu’il faut vaincre, puisque, dans la distance qui nous sépare, les épanchements des cœurs sensibles ne doivent pas rapprocher le mien de vous ? La reconnaissance suffira-t-elle pour un cœur qui ne connaît pas deux manières de se donner, et ne se sent capable que d’amitié ? D’amitié madame la maréchale ? Ah ! voilà mon malheur ! Il est beau à vous, à monsieur le maréchal, d’employer ce terme ; mais je suis insensé de vous prendre au mot. Vous vous jouez, moi je m’attache ; et la fin du jeu me prépare de nouveaux regrets. Que je hais tous vos titres, et que je vous plains de les porter ! Vous me semblez si dignes de goûter les charmes de la vie privée ! Que n’habitez-vous Clarens ! J’irais y chercher le bonheur de ma vie. Mais le château de Montmorency, mais l’hôtel de Luxembourg ! Est-ce là qu’on doit voir Jean-Jacques ? Est-ce là qu’un ami de l’égalité doit porter les affections d’un cœur sensible qui, payant ainsi l’estime qu’on lui témoigne, croit rendre autant qu’il reçoit ? Vous êtes bonne et sensible aussi, je le sais, je l’ai vu, j’ai regret de n’avoir pu plus tôt le croire ; mais dans le rang où vous êtes, dans votre manière de vivre, rien ne peut faire une impression durable ; et tant d’objets