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ignoré. Un autre en aurait rempli les journaux ; mais avec quelque talent pour trouver des choses utiles je n’en eus jamais pour les faire valoir.

Voilà comment ma fontaine de Héron fut encore cassée : mais cette seconde fois j’avais trente ans, et je me trouvais sur le pavé de Paris, où l’on ne vit pas pour rien. Le parti que je pris dans cette extrémité n’étonnera que ceux qui n’auront pas bien lu la première partie de ces Mémoires. Je venais de me donner des mouvements aussi grands qu’inutiles ; j’avais besoin de reprendre haleine. Au lieu de me livrer au désespoir, je me livrai tranquillement à ma paresse et aux soins de la Providence ; et, pour lui donner le temps de faire son œuvre, je me mis à manger, sans me presser, quelques louis qui me restaient encore, réglant la dépense de mes nonchalants plaisirs sans la retrancher, n’allant plus au café que de deux jours l’un, et au spectacle que deux fois la semaine. À l’égard de la dépense des filles, je n’eus aucune réforme à y faire, n’ayant de ma vie mis un sou à cet usage, si ce n’est une seule fois dont j’aurai bientôt à parler.

La sécurité, la volupté, la confiance avec laquelle je me livrais à cette vie indolente et solitaire, que je n’avais pas de quoi faire durer trois mois, est une des singularités de ma vie et une des bizarreries de mon humeur. L’extrême besoin que j’avais qu’on pensât à moi était précisément ce qui m’ôtait le courage de me montrer ; et la nécessité de faire des visites me les rendit insupportables, au point que je cessai même de voir les académiciens et autres gens de lettres avec lesquels j’étais déjà faufilé. Marivaux, l’abbé de Mably, Fontenelle furent presque les seuls chez qui je continuai d’aller quelquefois. Je montrai même au premier ma comédie de Narcisse. Elle lui plut, et il eut la complaisance de la retoucher. Diderot, plus jeune qu’eux, était à peu près de mon âge. Il aimait la musique, il en savait la théorie ; nous en parlions ensemble : il me parlait aussi de ses projets d’ouvrages. Cela forma bientôt entre nous des liaisons plus intimes, qui ont duré quinze ans, et qui probablement dureraient encore, si malheureusement, et bien par sa faute, je n’eusse été jeté dans son même métier.

On n’imaginerait pas à quoi j’employais ce court et précieux intervalle qui me restait encore avant d’être forcé de mendier mon