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voulait pas. M. de Margency, dont j’ai parlé, était l’ami de madame, et devint celui de monsieur. Il y avait quelques années qu’il leur avait loué son château de Margency, près d’Eaubonne et d’Andilly ; et ils y étaient précisément durant mes amours pour madame d’Houdetot. Madame d’Houdetot et madame de Verdelin se connaissaient par madame d’Aubeterre, leur commune amie ; et comme le jardin de Margency était sur le passage de madame d’Houdetot pour aller au Mont Olympe, sa promenade favorite, madame de Verdelin lui donna une clef pour passer. À la faveur de cette clef, j’y passais souvent avec elle ; mais je n’aimais point les rencontres imprévues ; et quand madame de Verdelin se trouvait par hasard sur notre passage, je les laissais ensemble sans lui rien dire, et j’allais toujours devant. Ce procédé peu galant n’avait pas dû me mettre en bon prédicament auprès d’elle. Cependant, quand elle fut à Soisy, elle ne laissa pas de me rechercher. Elle me vint voir plusieurs fois à Mont-Louis, sans me trouver ; et voyant que je ne lui rendais pas sa visite, elle s’avisa, pour m’y forcer, de m’envoyer des pots de fleurs pour ma terrasse. Il fallut bien l’aller remercier : c’en fut assez. Nous voilà liés.

Cette liaison commença par être orageuse, comme toutes celles que je faisais malgré moi. Il n’y régna même jamais un vrai calme. Le tour d’esprit de madame de Verdelin était par trop antipathique avec le mien. Les traits malins et les épigrammes partent chez elle avec tant de simplicité, qu’il faut une attention continuelle, et pour moi très-fatigante, pour sentir quand on est persiflé. Une niaiserie, qui me revient, suffira pour en juger. Son frère venait d’avoir le commandement d’une frégate en course contre les Anglais. Je parlais de la manière d’armer cette frégate, sans nuire à sa légèreté. Oui, dit-elle d’un ton tout uni, l’on ne prend de canon que ce qu’il en faut pour se battre. Je l’ai rarement ouï parler en bien de quelqu’un de ses amis absents, sans glisser quelque mot à leur charge. Ce qu’elle ne voyait pas en mal, elle le voyait en ridicule, et son ami Margency n’était pas excepté. Ce que je trouvais encore en elle d’insupportable était la gêne continuelle de ses petits envois, de ses petits cadeaux, de ses petits billets, auxquels il fallait me battre les flancs pour répondre ; et toujours nouveaux embarras pour remercier ou pour refuser. Cependant, à force de la voir, je finis par m’attacher à elle.