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avec le peuple, moins familier avec mes voisins, moins prompt à rendre service à tout le monde quand je l’ai pu, sans me rebuter jamais des importunités sans nombre, et souvent déraisonnables, dont j’étais sans cesse accablé. Si mon cœur m’attirait au château de Montmorency par mon sincère attachement pour les maîtres, il me ramenait de même à mon voisinage, goûter les douceurs de cette vie égale et simple, hors de laquelle il n’est point de bonheur pour moi. Thérèse avait fait amitié avec la fille d’un maçon, mon voisin, nommé Pilleu : je la fis de même avec le père ; et après avoir le matin dîné au château, non sans gêne, mais pour complaire à madame la maréchale, avec quel empressement je revenais le soir souper avec le bonhomme Pilleu et sa famille, tantôt chez lui, tantôt chez moi !

Outre ces deux logements, j’en eus bientôt un troisième à l’hôtel de Luxembourg, dont les maîtres me pressèrent si fort d’aller les y voir quelquefois, que j’y consentis, malgré mon aversion pour Paris, où je n’avais été, depuis ma retraite à l’Ermitage, que les deux seules fois dont j’ai parlé : encore n’y allais-je que les jours convenus, uniquement pour souper, et m’en retourner le lendemain matin. J’entrais et sortais par le jardin qui donnait sur le boulevard ; de sorte que je pouvais dire, avec la plus exacte vérité, que je n’avais pas mis le pied sur le pavé de Paris.

Au sein de cette prospérité passagère, se préparait de loin la catastrophe qui devait en marquer la fin. Peu de temps après mon retour à Mont-Louis, j’y fis, et bien malgré moi, comme à l’ordinaire, une nouvelle connaissance qui fait époque dans mon histoire. On jugera dans la suite si c’est en bien ou en mal. C’est madame la marquise de Verdelin, ma voisine, dont le mari venait d’acheter une maison de campagne à Soisy, près de Montmorency. Mademoiselle d’Ars, fille du comte d’Ars, homme de condition, mais pauvre, avait épousé M. de Verdelin, vieux, laid, sourd, dur, brutal, jaloux, balafré, borgne, au demeurant bon homme quand on savait le prendre, et possesseur de quinze à vingt mille livres de rentes, auxquelles on la maria. Ce mignon, jurant, criant, grondant, tempêtant, et faisant pleurer sa femme toute la journée, finissait par faire toujours ce qu’elle voulait, et cela pour la faire enrager, attendu qu’elle savait lui persuader que c’était lui qui le voulait, et que c’était elle qui ne le